Déjeuner en paix

[1/3] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON

– De l’agneau à la menthe, qu’en penses-tu ? Je sais le cuisiner. Chez moi, 20 h.
J’avais parlé avec Clémence pour la première fois lors d’une fête en bord de plage, quelque chose d’assez chic, de légèrement décadent, près de Honfleur.

Elle portait un tee-shirt à manches courtes. J’avais d’abord remarqué son bras déformé. Tout de suite après, ses seins magnifiques. Puis une expression de défi qu’on traduisait volontiers par : oui j’ai un bras amoché mais je n’ai aucun problème avec ça.

Elle me sourit :

– Je fais les présentations : chute de vélo à 8 ans. Luxation du coude non soignée. J’avais mal, pas osé le dire. Mon père n’a rien remarqué, pourtant mon bras pendouillait. Il n’y en avait que pour sa chère Éva… À qui ai-je l’honneur ?

Je me suis vite senti à l’aise avec cette femme, quelque chose flattait mon orgueil de mâle. Et j’ai été séduit par la qualité de ce contact infiniment fraternel.

Je lui confiai mon drame existentiel :

– J’étais censé être une fille, Capucine. Déçus, pris au dépourvu, mes parents m’ont appelé Érasme. Ça commence comme erreur et ça finit comme fantasme.

À chacune de nos rencontres, nous étions fidèles à cette première conversation, dans une même confiance en l’humour pour regagner du terrain sur les choses qui nous arrivent.

Elle terminait une exposition sur les aquarellistes locaux. Chargée de l’organisation, elle restait encore quelque temps. Je lui avais décrit ma chance : être en vacances, enfin. Moi qui n’avais jamais aimé ces temps vides, improductifs. En vieillissant, j’avais appris à en faire quelque chose.Le jour de son départ, elle m’invita à goûter l’agneau parfumé dans sa maison, à Veules-les-Roses.
Tout en me prévenant : nous ne serons pas seuls…

[2/3] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON

– Manuel t’accueillera. L’homme à tout faire.
La bâtisse à l’état de restauration inachevée se dressait au fond d’une longue allée de tilleuls.
Sombre, athlétique, la tignasse luisante, Manuel ressemblait plus à un cheval de race qu’à un ouvrier dévoué, ou à un couteau suisse domestique.
-Bonjour, c’est par là.
Ma brûlure s’apaisa quand je vis le sourire de Clémence : dans la vaste cuisine, une table pour deux était dressée.
– Je suis si heureuse que tu sois venu.
La conversation s’étira. L’agneau à la menthe et le soufflé aux pruneaux : délicieux !
Calés dans nos fauteuils confortables, les heures profondes arrivaient. Celles des confidences.
Je regardais le portrait suspendu près de la table, celui d’une femme.
– Éva. Peinte par mon père. Son amour fou, la déesse qui prend toute la place dans le cœur d’un homme, rend vain tout effort d’attirer son regard dans une autre direction. Morte stupidement d’une glissade dans la salle de bains. La tête toquée au mauvais endroit.
– Et l’artiste l’a immortalisée…

– Oui. Il est mort de chagrin, un chagrin à l’image de cet amour : délirant. Convaincu qu’aveuglée par ma jalousie d’adolescente j’avais provoqué cet accident, il m’a condamnée à prendre mes déjeuners sous l’œil d’Éva. Et je ne dois jamais décrocher le tableau sous peine d’être punie.
– Incroyable… cruel. Il suffit de l’enlever.
– Ah tu crois… J’ai essayé une fois. Mon bras tordu, ça vient pas de l’enfance, c’est depuis ce jour-là.
N’importe quel homme sensé aurait remercié, pris ses jambes à son cou, devant cette fille un peu folle enfermée dans une fable familiale, une prétendue malédiction.
Mais touché par la grâce de Clémence, je n’eus plus qu’une idée : l’aider, brûler ce portrait s’il le fallait.
Je rêvais déjà d’un envol amoureux hors ces murs fétides.

[3/3] Nouvelle publiée au printemps 202 - Par Juliette TOURON

Les solutions ne manquaient pas pour faire disparaitre l’objet qui lui gâchait la vie, mais la violence de ses refus me laissait impuissant. Elle ne voulait pas quitter sa maison d’enfance.

Je tentais de convaincre Manuel de m’aider, il finit par murmurer entre ses dents :

– J’étais là le jour où la chose s’est produite.

Il semblait aussi effrayé qu’elle.  Et si j’étais face à deux cinglés qui trouvaient en moi un témoin naïf sur lequel tester leur délire…

Durant les mois qui suivirent, Clémence passait du plus clair sourire au regard voilé d’un animal traqué, elle se raidissait souvent, traversée par la même pensée obsédante. L’espoir revint lorsque je leur présentai enfin La solution : organiser une vente aux enchères. L’enchérisseur gagnant devrait se charger de décrocher le tableau.

Dans la vaste cuisine, notre enchère à la bougie, originale dans sa proposition de clôture, attira des amateurs, des connaisseurs, des curieux, des ex-amis du papa, artiste local bankable. J’étais tout près de Clémence, nos mains nouées et crispées jusqu’à la douleur.

Lorsqu’à l’extinction des 2 bougies la fumée s’éleva, un homme tout sourire s’approcha de nous : je vais décrocher Éva, elle sera choyée, je vous le promets !

L’homme disparut dans la nuit, dans un bruit de moteur.

Notre fardeau envolé, un temps nous fûmes aux aguets. Puis la vie reprit son cours, étonnamment facile. J’emménageai avec Clémence, goûtant de temps à autre son agneau à la menthe.

Quelques années après, Manuel, qui avait quitté la maison, frappa à la porte nerveusement.

– Vous avez vu… celui qui a acheté le tableau ? Mort dans l’incendie de sa voiture, cal-ci-né… Éva, c’est tout ce qu’on a retrouvé dans les décombres… le tableau est intact.

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