[1/6] Plus belle que tu ne penses - Par Juliette TOURON
– S’il vous plaît, 3 cafés dont un allongé.
Premier jour du printemps. La terrasse est presque vide. Il fait encore frais. Anne-Claire cherche dans son sac et tend le dépliant de sortie à Johanne et Pierre.
– Maintenant ma vie doit ressembler à ça ! Bon, ça a coûté un bras à la « reine mère » mais sa grande folle d’enfant est presque guérie !
Au premier plan, un champ de blé, les tiges sorties de leur gaine inclinées par un vent caressant. Un chemin forestier serpente, ouvert sur l’horizon enluminé.
Plusieurs mois dans une clinique suisse aussi bleue que chère.
– Tu as bonne mine et tu es plus belle que tu ne penses, dit Johanne.
Aucun échange depuis des mois, rien d’autorisé par le centre. Une longue attente pour les amis et la famille. Après l’événement.
Il y avait eu l’appel de la « reine-mère » en panique.
– Johanne, Anne-Claire a disparu…
– Quoi ? Depuis quand ?
– Elle est venue passer la nuit, elle est partie ce matin acheter du pain et depuis plus rien, ne répond pas au téléphone, elle n’est pas chez vous ?
Non… elle a peut-être été rendre visite à quelqu’un, ou bien elle se promène…
Johanne avait cherché à rassurer la mère sans y parvenir. Pierre n’avait pas de nouvelles non plus.
– C’était la vie de château ! Perchée à 2000 mètres : vue sur les sommets, un séjour all included dans un manoir. Une classe folle ! Après les 7 premiers jours on ne dit pas « Je suis en désintoxication » mais « Je suis en réhabilitation ». Et me voilà ! Patience, car le rétablissement total est un long voyage… comme précisé à la fin dans le dépliant !
Anne-Claire, notre amie. Notre amie depuis 20 ans qu’on suivait à la trace en tremblant sans cesse. Guettant la fêlure de trop. Qu’est-ce qui avait pu nous échapper ?
[2/6] « Si je bois c’est pour rendre les autres intéressants » WC FIELDS - Par Juliette TOURON
Un jour, elle était arrivée en pleurs. C’était de notoriété publique aux Primeroses. Quartier chic, maisons d’architecte, pelouses rases ponctuées d’essences rares. Aucune piscine privée afin de protéger la tranquillité des hommes aux chemises en lin et des femmes alanguies dans les fauteuils en rotin.
Anne-Claire avait rencontré celui qu’il ne fallait pas. L’autre avait des maîtresses. Quand la rage montait, c’était tout ce qu’elle pouvait dire de lui. Impossible de se méfier de celle-ci ou de celle-là, toutes semblaient à son goût. Lors des tablées d’été entre voisins, Anne-Claire étirait ses yeux myopes pour capter un échange de regards douteux. Parfois un effluve de parfum l’incommodait, un effluve hostile. Ça la rendait folle. Mais rien ne transparaissait ; accroché à ses lèvres, un sourire neutre.
Elle avait commencé par du sucré. Des liqueurs aux couleurs chaudes, inoffensives. Souvent en début d’après-midi, dans la maison silencieuse, les chambres des enfants en ordre, dans l’attente de leur retour, de cette nuée de joie et de chamailleries qui la ravissait toujours.
C’était devenu un besoin qui s’imposait à l’aube. Boire ne l’empêchait pas de travailler. Elle était de service du matin en cardiologie.
Il était de plus en plus facile d’absorber de grandes quantités. L’autre s’en félicitait : Ah madame se lâche un peu… Un jour, elle trouva un sous-vêtement féminin. L’autre lui demanda de le laver, il se chargerait de le rendre à sa propriétaire.
Elle découvrait des saveurs nouvelles, testait l’effet anesthésiant du Daïquiri, puisait de nouvelles idées dans ses lectures : le Mint Julep qu’affectionnait Faulkner, le Bitter Campari des héroïnes de Duras.
Et elle écoutait le cœur de ses patients avec une curiosité nouvelle. Le cœur, berceau des secrets.
[3/6] La déferlante - Par Juliette TOURON
5 ans après, Anne-Claire avait changé d’apparence. Le visage était boursouflé certains jours, les traits perdus dans une chair molle et jaune. Le ventre s’était arrondi à la manière d’une excroissance malade. Ses mains toujours joliment manucurées étaient marbrées et rougies comme par grand froid.
La direction avait abordé calmement la situation avec elle :
– Prenez un congé maladie et cherchez de l’aide.
Quel était le problème ? Anne-Claire en fut profondément affectée les premiers temps. Elle ressentait une forme d’injustice, cherchant au plus profond d’elle-même comment faire revenir à la surface Anne-Claire, assistante en cardiologie, aimable, efficace. Pressentie pour assurer de nouvelles responsabilités dans la gestion du cabinet.
Dont les mains tremblaient aujourd’hui.
Puis un jour, quelque chose en elle avait cédé.
– Vous n’avez aucune volonté…
Ainsi son chef bien-aimé avait clos le dialogue.
Une digue avait cédé : Qu’ils aillent au diable, rien à cirer, je veux plus voir leurs tronches !
La direction l’avait licenciée pour faute.
Aux Primeroses, il était admis qu’elle était en congé sabbatique afin de réaliser des missions humanitaires. Johanne et Pierre l’entouraient d’un amour désemparé.
L’autre découchait et les enfants grandissaient. Anne-Claire avait remarqué les premières scarifications de sa grande. Sa complice lors des soirées seules, nos soirées nanas. Elles avaient regardé ensemble tous les films avec Jim Carrey. Les concerts de Rihanna.
Il était venu ce moment où l’alcool ne la grisait plus, ne l’apaisait plus. Même en triplant les doses.
– Divorcer ! Tu rêves ma pauvre ? J’aurais le sale rôle ? Tu veux me punir, c’est ça ? Trop facile… C’est moi qui te nourris ! Non mais tu t’es vue ? Tu ferais quoi sans moi ?
[4/6] Quitter la rive des vivants - Par Juliette TOURON
L’eau est trouble, le courant fort. Un moment entre chien et loup.
Deux litres d’alcool, tube digestif en feu. J’ai détruit son APPLE scintillant blanc et argent, lacéré le banc de muscu au couteux revêtement anti-transpiration. Jeté ses chaussures italiennes dans le container avec la collection de chemises en cachemire.
Je n’ai rien ressenti. Je croyais libérer cette rage silencieuse sous ma peau qui vampirisait mon énergie. Mais la théâtralisation du rejet est sans doute arrivée trop tard.
Finir dans l’eau pour une alcoolique est carrément risible Johanne, n’est-ce pas ? Je t’ai écrit une lettre à partager avec Pierre. Mes amis, j’ai perdu mes cailloux blancs. Même mes enfants, mes adorés n’éclairent plus le chemin. Je vous les confie. Et ma mère… prenez la place laissée. J’ai passé ma dernière nuit dans mon lit de fille première. Choyée, suivie à la trace, de temps en temps une poche pleine de douceurs : huiles essentielles de détente, comprimés d’Euphytose pour le sommeil, stage offert à Noël de rééquilibrage des chakras. Les mots glissés dans l’oreille :
– Ton père dirait qu’il faut tenir bon, passer les tempêtes, tout le monde fait des erreurs dans un couple, foutaises oui ! Il faut surtout fuir les cons ! Une cure, tu y as pensé ?
Ce matin, j’ai dit : Je pars acheter du pain.
J’ai erré. Le soir est venu enfin. La barque amarrée m’avait encouragée : en laissant glisser la corde jusqu’au premier quart de la rive, je serais vite dans le vif du courant.
Ma vue se brouille un peu. Je touche l’eau de la main. Froide. Je n’ai pas mis de pierres dans mes poches, inutile, je ne sais pas nager ! Comment coule-t-on ? A pic ? Aspiré en une jolie spirale, en mode syphon par la force de Coriolis ? Étonnant souvenir de lycée soudain…
[5/6] Pierrot le fou - Par Juliette TOURON
Une âme douce, légèrement déséquilibrée passa par là le soir de l’événement. Pour cet éternel enfant de 46 ans la vie avait été contrastée. Né avec un handicap mental, subissant des crises de nerfs qui perforaient le silence. Alerte générale, les parents avaient appris à calmer Pierrot. Aux Primeroses il était devenu dès l’arrivée de Joss et de sa famille un fidèle copain. Joss le regardait comme un homme et non comme le fruit d’une anomalie au décollage. Ils écoutaient en boucle les chansons de Patti Smith.
Pierrot avait aussitôt reconnu la silhouette de Joss dans la barque qui s’éloignait, sa crinière brune. Putain qu’est-ce qu’elle fout là-bas ? Il avait jeté sa mobylette illico presto, le moteur à peine éteint. Rien à foutre. Hé Joss ! Bouge pas j’arrive. Courir comme un fou, rentrer dans l’eau, envoyer valser blouson et chaussures et NAGER. Envoyer la vapeur, fendre l’eau comme au collège, à la piscine où il excellait. T’es au moins bon à quelque chose Pierrot. Écusson, médaille il avait tout gardé.
Il attrapa la corde ; tira, ramenant la barque lentement vers lui. Joss, c’est moi… ton Pierrot, ton copain, je suis là… ne bouge pas…je viens…
Seuls Johanne et Pierre avaient su bien après comment Joss était revenue parmi les vivants. T’inquiète, on dira rien, ça les regarde pas, avait promis Pierrot. Ils invitèrent à dîner le sauveur, le grand enfant. Pour le remercier. Semblable au Christ avec sa barbe et son corps malingre. Souvent les pieds nus, été comme hiver. On n’en avait plus reparlé ensuite.
Ça nous a fait l’effet d’une gifle, dirait Johanne. Être présents ne suffit pas. Boire du thé, écouter, partager des vannes, des bons plans lecture-ciné, ça ne suffit pas. On a cherché avec la reine mère comment lui dire tu dois te soigner. Et on a trouvé un truc chic en Suisse.
[6/6] Esperança - Par Juliette TOURON
On s’est empiffrés de pasteis de nata ce matin, l’estomac heureux et lourd. La rue vibre de la clameur des touristes. Avec Pierre on a choisi un appartement dans la rua das Flores, la plus animée de Porto. Les enfants de Joss sont restés en France chez la reine mère.
Notre amitié est vivante comme un cœur régulier. Elle passe dans nos vies dessinant des traces jolies, un peu fugaces mais bien réelles, pareille aux trainées blanches de condensation laissées par les avions.
Joss entame son sixième mois d’abstinence, a quitté sa maison et l’autre, aidée par son avocate et VICTA une association d’aide aux femmes battues. Dans la peur. Juste deux valises, rien d’autre de son ancienne vie.
– 4 jours à Porto sans pouvoir boire une goutte de porto, c’est quoi cette idée, un défi les amis ? On va se concentrer sur l’huile d’olive et les amandes…
Joss est sage et toujours aussi drôle.
Après avoir admiré les œuvres, on a erré dans les jardins magnifiques de la Fondation de Serralves dans le soleil, la lumière, se jurant de venir faire les 17 hectares restant quant on aurait 70 ans.
Hier soir lors du spectacle de Fado, on a tous trois pleuré, ri puis versé à nouveau des larmes dans l’obscurité. Chant de mélancolie qui charrie frustrations, rêves cassés, solitude désirée et redoutée.
– Un putain d’effet de grand nettoyage que ce Fado ! s’est étonnée Joss à la sortie. C’est quoi cette musique ??!!
Notre voisine l’a entendue et lui a rappelé que Fado signifie destin :
– C’était le chant des marins, la crainte de ne pas revoir leur maison et surtout, surtout qu’il n’y a pas de joie sans douleur et…
Joss a décoché un grand sourire et lui a répondu :
– Vu que j’ai déjà eu ma part de noirceur, je suis ouverte à la joie pure, toute seule…