La fille du jardinier

[1/3] Nouvelle publiée au printemps 2022 - Par Juliette TOURON

Papa a dessiné son rêve sur un morceau de tissu1, pour me protéger. Je rejoins Sydney demain et m’envole vers cette ville inconnue dont je prononce le nom à l’anglaise : Nice. 

– Fais bien attention à toi, mon petit Ronnie.

Depuis que maman est partie, il parle comme elle.

Je vais rencontrer une botaniste, héritière d’une lignée qui a conservé de génération en génération graines et plantes  « volées ». Et espérer qu’elle me confiera quelques spécimens à rapporter sur notre terre, celle des Tjangala, 220 ans après. La retrouver m’a pris 3 ans.

Papa m’a parlé de la blessure de nos ancêtres. Régulièrement tel un chant mélancolique, des années durant. Je suis aujourd’hui un voyageur aborigène tenu au secret, façonné par ses récits. Les plantes sont nos proches parents, elles sont sacrées, nourrissent, sauvent, tuent aussi. J’ai tout lu sur le sujet, appris par cœur un passage du rapport du Naturaliste, l’un des vaisseaux de l’expédition française Baudin reparti de Sydney en 1803. Le butin est ainsi consigné : « 69 caisses de plantes en pleine végétation contenant huit cents individus qui forment environ deux cent cinquante espèces »2. Un jour je suis tombé sur un « détail » : sur le millier d’espèces rapportées, 98 rescapées furent disséminées en France mais on a perdu la trace de celles parties vers les ports de Toulon et de Nice. Comme dirait Columbo : « C’est fou ce qu’un détail peut avoir de l’importance quand on s’y attache ».

Et un jour, enfin, je suis tombé sur un article rédigé par la descendante de l’un des jardiniers, rescapé lui aussi de cette meurtrière épopée : Antoinette Guy, botaniste à Nice.

1- Chez les aborigènes, l’approche spirituelle du songe est très développée

2 – Les récoltes botaniques de l’expédition Baudin aux Terres australes (1801-1803) P.Postiau et M. Jangoux

[2/3] Nouvelle publiée au printemps 2022 - Par Juliette TOURON

« Mon Ronnie si tu peux ramener de la prune de Kakadu pour mes vieux jours, mon père en mangeait beaucoup, il a atteint 110 ans la peau lisse comme les roches. Touche pas la Darling pea, ni la Gympie-Gympie, ça tue même les serpents-tigres. »

Nice, 12 août 2019. La lumière du matin, intense comme celle de mes terres australes, pénètre la serre d’Antoinette. Day after day nous apprenons l’histoire de l’autre.

Je me laisse bercer par l’inventaire de son trésor vert 6ème génération comme ma botaniste, miraculeuse découverte du bout du monde :

  Voici la Marguerite Daisy, la Bottlebrush, le Citron caviar, le Mimosa doré adoré par l’impératrice Joséphine, l’Eucalyptus ou gum-tree, le fruitier Conkerberry. Les plantes décimées à bord par les rats ou les marins pressés de se soulager, ça a rendu fous les jardiniers. L’un de leurs aides, à la fin de cette aventure exaltante où dysenterie et tuberculose ont allégé les bateaux, décide de remplir ses poches de graines et de plants, il rentre chez lui et se fait oublier. Il construit une serre un peu comme celle-ci, sème, cultive, vit en ermite. Avant de mourir, il confie à son fils la précieuse collection et un cahier écrit à l’encre violette. Il y a le récit du voyage, des notes sur la croissance de ses protégés, et l’ordre de ne jamais briser le cycle de la vie. Il s’appelait Antoine Guichenot.1

3 mois ont passé. Un fil invisible nous relie, tissé par les histoires de nos ancêtres. Antoinette et moi. Le soir nous imaginons son marin-jardinier niçois croisant l’un des miens en terre aborigène à Port Jackson, lui, costume crasseux, légèrement fiévreux, l’autre, peint sur tout le corps, paisible, les yeux ronds, sur fond de végétation luxuriante. Nous rions sans fin. Repartir, il le faudra pourtant.

1 – Antoine Guichenot ou Guichenault est un jardinier français.Il est le seul spécialiste de botanique à avoir survécu à ce voyage d’exploration scientifique.

[3/3] Nouvelle publiée au printemps 2022 - Par Juliette TOURON

Je n’ai pas osé lui dire, il y avait une telle attente dans ses yeux troublés de vieil homme. Qu’il sera difficile de rapporter ses végétaux sacrés. Par une étrange ironie du sort la convention de Washington1 m’empêche de réparer un peu la perte subie.

Lorsque j’ai embrassé Antoinette la première fois, tout m’a semblé possible. J’avais d’infinis pouvoirs magiques, je redevenais l’enfant traversant le ruisselet-fleuve qui terrassait un crocodile avec un morceau de bois.

Antoinette accepte de me donner certains de ses protégés, dans le plus grand secret.

– Tout fout l’camp ! Maintenant ce sont les sauvages qui obtiennent les faveurs des blanches et les exploitent…

La fraicheur de son rire dans la serre moite constellée de gouttes de vapeur me donne tous les espoirs. Un cœur amoureux n’est-il pas le moyen le plus sûr de dire oui, de faire taire en soi tous ces petits personnages malins réunis en horde autour de la raison, pleins du fiel de l’envie, qui font renoncer aux rêves, et nous laissent délavés et sages au bord de la vie. 

On a imaginé insérer des graines dans les tresses de mes cheveux crépus, y glisser des fleurs, me déguiser en gentil hippy autochtone. Les faire passer pour du thé, ramener les 100 grammes autorisés.

Puis un matin par la fenêtre nous aperçûmes un pigeon ramier.

15.252,64 km ÷ 1500 km par pigeon = 11 pigeons. 6 mois après, Joe et Pamela prenaient leur envol les bagues chargées de graines pour rejoindre leur premier relais.
Le dernier se posa à Port Jackson le 7 septembre 2020 en toute illégalité.

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De ses yeux bleus il fixe son grand-père fripé comme un coquelicot mais à l’âme tranquille. Il a la peau ambrée. Il s’est posé à Port Jackson 1 an après, avec ma femme Antoinette Guy.

1 – Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, accord intergouvernemental signé le 3 mars 1973 à Washington.

 

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