[1/4] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON
Deux témoins de Jéhovah traversent la place de la République, jumeaux vêtus de bleu marine et gris, pas identique, jeunesse fade. Je marche au hasard et découvre une ruelle sans nom, jamais empruntée, aux maisons basses et fenêtres fermées. Un figuier se tord le long du muret, le pied cerclé de béton, le tronc d’un beau gris bois flotté, au-dessous une pompe à tête de gargouille, vestige inutile. Au rebord d’une fenêtre, pend un sac jaune oublié gorgé de papier moisi.
Au 23 bis, un drôle d’écrit : la mauvaise herbe n’existe pas. J’ai envie de toquer chez ce poète. Plus loin je le découvre militant : pourquoi il ne faut pas utiliser de glyphosate.
Des tourterelles amoureuses font mine de se fuir.
Puis tout au fond de la ruelle sans nom, un morceau de verdure, parcelle têtue délimitée par un grillage très bas, un grillage de lilliputien qui ne protège de rien. Ni petit refuge où sarcler, planter quelque santoline, ni extrémité où finissent les ballons, ni décharge, ni repaire odorant qui donne à rêver aux chiens. Mais ça et là des traces, choses déposées et oubliées. Des gens différents auraient voulu commencer quelque chose. Stoppés dans leur élan. Plantée dans le sol, une tige métallique de poussette, l’endroit que tiennent fièrement les enfants dès qu’ils savent marcher à côté de la poussette qui porte les provisions. Un canard de foire de pêche à la ligne, éventré. Une lame de couteau. Un tournevis à manche de bois de la marque « VISFACILE ». Une table d’enfant, une mini chaise devant, l’enfant s’est levé et a disparu. Dans l’arbre, pend un siège en plastique de bébé transformé en balancelle dangereuse, accroché bien trop haut. Un terrain de jeu comme un guet-apens.
À l’angle, des volets orange et une plaque : Anouk Minuschoukroum, pédopsychiatre.
[2/4] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON
De retour place de la République, je longe un camping-car, la famille attablée à l’intérieur dîne. Je les observe et prends des notes en faisant le tour de la moderne roulotte. Je suis en expédition, j’ai tous les droits, ils me suivent du regard, je crois qu’ils ont un peu peur. La mère a la bouche pleine, roule des yeux d’hyène protectrice.
Un père et son fils viennent vers moi, ils portent le même tee-shirt barré d’une surimpression couleur sable : DAKAR the ultimate adventure. Les mains dans les poches, le nez au vent, le père : Dans la vie, on peut pas tout avoir…
Une enfant raide sur une patinette glisse et crie. La mère la relève en la tirant par le bras, c’est du solide ces petits corps.
Sous la caisse automatique de ce parking sans âme, une veste retournée par terre, récupérateur de monnaie d’un sans-abri. À bas les cartes bancaires. Un homme endormi au soleil juste à côté.
L’air est poisseux au croisement, particules fines et ballet bruyant d’hommes et de femmes troncs, de paires d’yeux qui vont quelque part. Deux ados concentrées sur leur portable rient : Non mais c’est trop pas ça ! Double négation, two negatives make a positive ? Vague souvenir scolaire.
Je n’ai jamais donné rendez-vous à quiconque ici. Où se donne-t-on RdV à Bergerac ? Au bord de la rivière Espérance aux beaux jours, peut-être.
Je rejoins mes copines en me concentrant sur les choses au sol, dans le caniveau, poussées par le vent, petites saletés attendant dans les encoignures. Je les rejoins dans un café qui n’existe plus aujourd’hui. Des jambes de fille dans des baskets blanches à scratch me précèdent.
[3/4] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON
J’arrive tout habillée, et parée, cardigan, foulard, bracelets, chaussures à talons.
– Madame c’est par ici.
La chambre que j’ai demandée est une chambre à deux lits. Par esprit d’économie collective et un peu personnelle.
Pour quelques heures est-ce si important ? Je ne serai pas forcée d’engager la conversation. En moyen ou long séjour il faut à un moment ou à un autre s’intéresser à ce qui vit et peut-être souffre dans le lit d’à côté. Vous avez des enfants ? Voulez-vous que je vous prête mon magazine ELLE ? Etc.
J’entre. Une femme dans le lit de gauche. Déjà dépersonnalisée. Charlottée. En posture d’attente passive. Le mari au bout du lit. L’aide-soignante le prie de sortir car Madame doit se préparer et se déshabiller, merci. Madame regarde le kit extra-plat : j’ai entre les mains la tenue d’opérée à usage unique : 2,5 cm d’épaisseur, carré d’environ 25 cm. Même en l’imaginant déplié, ça m’intrigue, c’est pour le bas peut-être seulement. Genre paréo médical. Sinon comment vais-je faire entrer mon corps tout entier dans ce machin ?
Je vais dans la salle d’eau. J’ôte mon pull, ma jupe, mes collants, mon slip, mon soutien-gorge, mes breloques. Vu l’espace restant sur l’étagère, je dois les poser à côté de ceux de l’autre femme, nos slips vont donc se côtoyer. Ça ne me plait guère, je roule chaque vêtement un à un, comme me l’ont enseigné des lectures de Marguerite Duras habituée aux voyages aux long cours sans repassage à l’arrivée et je les dépose aussi loin que possible des vêtements de ma voisine inconnue.
Je déchire le sachet du kit Malade d’un jour. Et là je découvre 3 ou 4 pièces d’une matière inconnue, extraterrestre.
[4/4] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON
Ni papier ni tissu, chose hautement déchirable, à enfiler avec précaution. D’abord la camisole avec lacets, ça couvre à peine la fesse, je noue, je fais deux tours. Ficelée comme une momie dans une panoplie en crépon. Madame il faut laisser du mou, comment voulez-vous qu’on opère ainsi ? Ensuite deux ridicules étuis à pied. Et la charlotte. Elle attendra, je rejoins mon lit.
Le mari est revenu. Je marche en crabe, quelque chose se défait dans mon dos, la camisole s’est ouverte. Entre les allongées, un rideau fragile, je le tire au maximum.
Une partie de moi est sur l’étagère dans la salle d’eau-cabine-low cost. Je prends mon livre. Besoin de douceur.
Elle revient : Et la charlotte Madame dit-elle agacée.
Me voilà trimballée sur un lit à roulettes, je suis Nobody. Impossible d’avoir la moindre conversation.
J’ai froid. J’attends dans un box.
L’anesthésiste arrive.
– Pas d’allergie ?
– Non.
– Enceinte ?
– Non.
– Votre dernier rapport sexuel ?
– Pardon ?
– Nous devons intégrer le paramètre d’une éventuelle grossesse pour le traitement post opératoire et d’autres risques infectieux.
– Euh… 2 ans.
– …
– Oui 2 ans.
Il me regarde une dernière fois et note.
– Alors, on est comme qui dirait, tranquilles…
Anesthésie locale, cliquetis d’outils de précision et la tête affairée du chirurgien au-dessus du ballon de protection bleu. Je ne verrai rien, ni la couleur de ma chair à l’intérieur, ni la plaque métallique extraite de ma cheville. Je dis J’aurais aimé la récupérer. Il s’offusque, m’accorde ses premiers et derniers mots : Madame on n’est pas dans les pays pauvres… Justement je suis tombée très loin et j’ai été bigrement bien soignée, une longue chaîne très humaine depuis une colline de l’Atlas jusqu’à Marrakech puis durant mon rapatriement.
Mais ceci est une autre histoire.