ONE SHOT ADOLESCENT

ONE SHOT ADOLESCENT

par Juliette Touron

Elle m’avait ensorcelée. Beauté brune d’un petit visage triangulaire perdu dans une forêt de cheveux, une frange épaisse, bombée, sur des yeux noisette légèrement bridés. Des pommettes hautes creusant la joue, dessinant une conque à baisers. Un nez effilé, une bouche fine aux deux accents circonflexes roses parfaitement symétriques.

Ma belle espagnole, tant besoin de toi. Elle était mon continent noir, je l’explorais minutieusement. Les épaules osseuses, la peau qui devenait plus ambrée sur l’avant-bras, l’infinie gracilité du cou qui restait pâle. Je la rejoignais dès que je pouvais, et bien sûr le soir à l’internat. Elle était maigre mon Andalouse, sèche, avec deux seins ronds haut-perchés, elle flottait dans sa salopette en jeans, semblait avancer sur la pointe des pieds. Un poids d’oisillon. Sa peau en fin de journée un peu amère.

Nous sommes arrivées trop tôt. Les filles qui aimaient les filles étaient laides ou mal foutues, ou souillées d’une virilité déplacée, ou bien férocement féministes. Un produit sans qualité sur le marché de l’amour dédié à l’appariement prescrit. Toutes nos vies scellées par une évidente et naturelle complémentarité. Nous cheminions, les corps pressés l’un contre l’autre, sans oser nous tenir la main.

Deux lycéennes parfaitement comestibles en classe de philosophie. Sous les remarques épaisses des garçons qui s’agaçaient de n’avoir aucun rival. Certains criaient au gâchis, leurs mots contaminaient l’air des couloirs inhospitaliers. Devant ces jeunes veaux et leur bêtise suintante de testostérone, excédée, parfois elle jurait, je la regardais se métamorphoser en pasionaria, les cheveux gonflés de colère.

– Merde ! Vos parents ont fait la révolution du sexe, non ? Ils doivent se demander comment ils ont pu fabriquer des réacs pareils ! Je l’aidais du mieux que je pouvais en les traitant de « Sales suppôts du patriarcat

– Votre suprématie phallique on la vomit » quand le cas était vraiment désespéré. Le monde nous tournait le dos, nos silhouettes androgynes déambulaient comme une entité cousue de siamoises, une étrangeté qui laissait sans voix, les professeurs faisaient mine de ne rien voir.

– Quand on s’est embrassées pour la première fois, tu te souviens ?

– Oui. Et moi qui étais certaine de préférer les barbus mélancoliques…

Notre existence manquait de mots jolis. Tous évoquaient dévoiement, extravagances. Gouine, brouteuse, butch, lipstick. Saphiste, Claudine, pour les plus délicats. Ils avaient pour effet de créer entre les gens une connivence immédiate grouillant de sous-entendus : pratiques et lieux interlopes, symptômes d’une maladie mentale, morbidité de penchants voués à la stérilité. Deux filles enlacées dans la rue déclenchaient une imagerie sexuelle. Plus que les paroles, les regards et les bouches tordues de réprobation nous déshabillaient. Un droit qu’ils s’arrogeaient, entrer dans notre espace amoureux, regarder par le trou étroit de leur imagination, s’en repaître avant de mimer l’écœurement.

– C’est la même chose pour les hommes, non ? remarquait-elle avec justesse.

– Nous on est de la pelouse ma liane, mais on est des Sarah Bernhardt, des scandaleuses, faites pour le luxe décadent des cénacles clandestins, pour les débauches dans la fourrure et les vases de Chine… On riait beaucoup. À part.

Les parents n’étaient pas au courant, ils nous accueillaient ; deux jeunes filles en résidence l’été qu’ils lâchaient dans la nature, qui dormaient blotties comme des chatons confondus. Se levaient pour fumer au clair de lune couchées sur le bitume d’une route de campagne déserte, un gros cigare du père. Comme une indocilité créative et délicieuse.

Les parents trouvaient parfois cet attachement excessif, s’étonnaient des larmes versées lorsqu’il y avait séparation forcée.

Ma Violette, longtemps et souvent pendant ces heures de séparation j’ai pensé à la joie passée, aux douceurs des retrouvailles. Se dire : Je t’aime, tu sais, j’ai souffert un peu. Et surtout entendre : moi aussi… Je nous vois fondues l’une dans l’autre, le bleu de tes yeux amarré au marron des miens. Un rien nous déchire, un rien nous réunit, je ne peux vivre sans toi.

Nous nous baignions dans la rivière avec nos robes longues et nos cheveux jusqu’à la taille. J’ai une photo de moi ainsi dans l’eau, douce dinguerie, je ressemble à une fée. Ma jeunesse, la rondeur de mes traits me nouent la gorge.

Sur la berge, j’ai caressé son corps en froissant le tissu trempé de sa robe, et aussi ses lèvres au goût bergamote-alluvions.

Nous avons tressé nos cheveux et croqué des baies. Âpres, inconnues, de couleur violette.

– Ta couleur ma Violette, aussi savoureuses et risquées qu’une histoire avec toi. Et si c’était du poison ? De la ciguë ?

Alors, nous avons récité nos dernières volontés confiées aux esprits animaux, et continué à savourer ensemble les petits fruits violacés et âpres.

J’ai pris sa main et on s’est couchées. On était certaines de mourir sous les arbres un jour très chaud de l’été 80.

C’est elle qui m’a réveillée ; elle riait et dansait comme une nymphe sur le gravier devant moi : Tu vois, on est immortelles…

Nous projetions de partir sac à dos. En stop, baladées par un couple de végétariens fans de Leonard Cohen, nous passerions quelques jours dans une maison bleue. On irait visiter sa grand-mère dans un village de Carmona en Andalousie, murs blanchis à la chaux, chasse aux papillons sous le soleil cuisant.

Il suffisait de le vouloir.

Ensemble nous aurions des enfants, plusieurs couleurs d’enfant, on leur apprendrait toutes les choses inutiles : le Grec ; rouler les r en espagnol, aller débusquer les hulottes dans la nuit noire. Elle me trouvait belle. S’en désespérait parfois. Tu es promise à la clarté. J’étais la blonde Ismène, j’irais droit devant en suivant une ligne claire, j’épouserais Hémon, un beau et aimant garçon ; elle était Antigone la maigre, la noiraude, la rebelle et finirait emmurée dans sa solitude.

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Un jour elle a trahi.

Je ne me souviens pas si c’est arrivé comme un coup de tonnerre ou si c’est venu insidieusement. Ni comment je l’ai compris. En la voyant marcher vers moi avec une autre et un sourire faux que je ne lui connaissais pas ? En réalisant que ses messages poétiques se faisaient rares ? Que s’effilochait ce dessin de dentelle raffiné, gracieux, composé à 4 mains ? Est-ce venu comme une tristesse qui mordille le cœur, jour après jour ? Ou comme un coup qui fend la carcasse, revenue à sa fragilité et à sa solitude originelle ?

Elle avait bien appris de nous, elle était nourrie, façonnée, charmeuse. Elle gaspillait notre trésor, le bradait, l’utilisait comme une clé magique qui la rendait singulière. Entendre son rire avec les autres me coupait le souffle, incendiait mes nerfs.

Rien ne se passait comme prévu, elle partait s’ouvrir à une autre et au monde, banale, virevoltante, trouvant sa place partout où je n’étais pas, au milieu de lycéens agglutinés dans les couloirs en bancs de flétans. Je m’étiolais, l’apercevoir était devenu un supplice, ma musique intérieure psalmodiait Villon, « Deux étions et n’avions qu’un cœur. »

Encore aujourd’hui, j’entends son rire de pute joyeuse au bras d’une fille, il résonne comme la trahison absolue.

Elle m’a invitée à son mariage 6 ans après avec Andrew. J’ai hésité, j’ai pris ma plus belle robe, j’ai souri, rejoint la fête, j’ai feint d’avoir grandi, vieilli, guéri. Des choses adolescentes, rien d’autre.

Elle a épaissi avec l’âge. Elle a ce même rire, et au détour d’une porte, je l’aperçois embrasser son témoin Miranda ; fille originale, époustouflante. Un dernier K.O. pour la route… J’ai fui comme un serpent assommé en ondulant lentement, pas très loin d’abord, puis ensuite au-delà de l’océan, sans laisser de traces.

J’ai deux enfants blancs qui ont appris des choses très utiles.

Hier, j’ai déchiré sa dernière lettre.

Ma Violette, racontée des milliers de fois, à des milliers de personnes, notre histoire frôle l’indicible, elle reste mon film favori. Calée dans un fauteuil cabossé dans les montagnes de Carmona, je me la repasse encore et encore. À mes pieds la boîte remplie de tes lettres, de nos dessins de lycéennes ; des talismans, des divagations poétiques sur l’impossible bonheur. Lorsque parfois je te vois, ou bien lorsque je crois t’apercevoir après toutes ces années, tu apparais dans ma vie comme dans un rêve, j’oublie tout, et tout reste irréel longtemps, longtemps après ta disparition.

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