[1/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
– J’ai de la fuite dans les idées…
Et on rit. Elle est comme ça ma mère. Parfois elle lance une phrase qui plie le personnel en deux, nous donnant la preuve que tout n’est pas déglingué à bord. Elle vit dans un éternel présent, imparfait, un nouveau mode d’existence qu’il faut adopter pour la rejoindre.Ce matin, je lui ai acheté deux chocolatines. J’ai demandé si le chocolat était de qualité et en quantité suffisante car ses papilles sont intactes et critiques.
– Car c’est pour ma mère voyez-vous qui…
La vendeuse, légèrement obséquieuse, m’a
interrompue (avant que je donne des détails personnels superflus) :
– Mais bien sûr, le meilleur, chère madame, pour le plus grand plaisir de nos clients…
J’ai pris la rue à l’angle du Faubourg, longé le trottoir jusqu’à la double porte vitrée automatique qui s’ouvre tels deux bras accueillants : comme si vous étiez quelqu’un d’important.
Une entrée travaillée dans les moindres détails. Au centre une fontaine en faux marbre, un angelot y verse de l’eau faisant un léger bruit de pipi continu ; au mur quelques paysages naturels étincelants de vie et de lumière où volettent des papillons. Le paillasson vert de l’entrée se déploie en une demi-lune de Bienvenue, puis commence le carrelage : camaïeu de gris et d’orange pâle. Le tout baignant dans une odeur indéfinissable, mélange de détergent et de choses humaines concentrées qui peut donner une légère nausée la première fois. Et même les suivantes. Tout est affaire d’habitude.
Fraîchement repeint, le bâtiment est clinquant. On dirait un hôtel moyenne classe où passer un séjour moderne, fonctionnel, mais légèrement déprimant si on a l’âme sensible.
– Apporte-moi mon cahier de croquis, j’en ai besoin.
Ma mère était costumière.
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien nous mijoter notre Julia ?
[2/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Je retrouve son cahier.
Dans l’armoire en chêne que j’ouvre en faisant tourner une énorme clé aussi imposante que celle d’un château fort. Parmi des soieries, masques, livres d’histoire illustrés, albums photos, bijoux, et paperasse de citoyenne anglaise : relevés bancaires, livret de famille, divorce. Toute une vie peut tenir in fine sur trois étagères.
Enroulée dans du velours, la statuette à son effigie offerte par le Better life Theatre au moment de sa retraite dort paisiblement.
Moulée en plâtre, ma mère mesure 45 cm et porte le costume baroque d’Alice, rêveuse universelle, capable comme elle de suivre le premier lapin blanc qui passe. Car il faut dire oui que ma mère a beaucoup aimé.
Au service et au service du pp de Julia, comprenez « Projet Personnalisé ». Le programme quotidien de ma mère est chargé – lever, manger, dormir ou espérer dormir, attendre, manger, se laver ou être lavée, attendre assise, couchée. Le PP veille sur son présent et sur son projet de vie.
Moi tout ce qui est bilan, conseil de classe, verdict me donne la nausée. Je décide d’aller caresser longuement Jolimôm ma jument. Ces papouilles animales plus une dose d’Euphytose pour stimuler les surrénales, me voilà prête à apprécier celle que Julia nomme « Mère supérieure ». On va encore causer fonctions cognitives, stabilisant d’humeur, atteinte tronto-temporale. De quoi pouvoir ensuite rédiger un article scientifique pour Encyclopædia Universalis.
En arrivant je passe papoter avec mes copines et copains du pavillon, mes blouses amies qui savent si bien chouchouter Julia et fournissent le club en animations de toutes sortes.
Ce qu’elle ignore Mère supérieure, c’est que moi aussi j’ai un projet.
[3/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Je rejoins Julia après avoir consumé ma cigarette en 4 taffes pour faire partir en fumée les remarques de Mère supérieure: « Vous êtes insensée – j’ai failli dire :
Eh oui ! C’est de famille – cet endroit n’est pas fait pour elle, dans son état…»
Elle me regarde arriver, les yeux noisette brillent, c’est un bon jour, elle est calée dans un fauteuil de plastique froid avec cette espèce de camisole qui ne révèle rien de son joli corps.
Je l’entoure de mes bras, je la masse longuement, le cou, les épaules, elle adore. Puis je lui donne son cahier.
– C’est quoi ce machin ?
Devant ses croquis, la vie d’avant semble remonter à la surface. Elle le porte à son visage, le sent, inspire longuement en fermant les yeux.
- Tu m’as demandé de l’apporter.
- Oui je dois dessiner pour le prochain spectacle…
Je lui raconte que j’ai trouvé un lieu où elle pourra continuer ses dessins, que très bientôt on va faire sa valise ensemble et que…
– Chez toi ? Tu m’emmènes ? Et vos petits, ça va ? Oh mes chéris…
Puis elle se délecte de sa chocolatine, les yeux partis ailleurs.
5 hectares de nature, le « Village » est un lieu d’expérimentation de thérapies non médicamenteuses.
Où les personnes peuvent se déplacer librement.
J’ai eu une envie folle d’embrasser à pleine bouche la directrice pour vraiment marquer le coup quand elle m’a annoncée que sa place était réservée.
Les employés portent leurs vêtements de ville, il y a une supérette, des maisonnées, de la couleur, des soirées, un café, un potager. Un concept qui a vu le jour en Hollande.
Même si je sais que Julia rejoint le Village en raison de son profil et de ses dernières tentatives d’évasion, je suis aux anges.
– Now you can go, j’ai du travail.
Je repars avec Sympathy for the Devil* à fond dans la voiture.
* à écouter ! The Rollings Stones
[4/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Je rejoins Julia après avoir consumé ma cigarette en 4 taffes pour faire partir en fumée les remarques de Mère supérieure: « Vous êtes insensée – j’ai failli dire :
Eh oui ! C’est de famille – cet endroit n’est pas fait pour elle, dans son état…»
Elle me regarde arriver, les yeux noisette brillent, c’est un bon jour, elle est calée dans un fauteuil de plastique froid avec cette espèce de camisole qui ne révèle rien de son joli corps.
Je l’entoure de mes bras, je la masse longuement, le cou, les épaules, elle adore. Puis je lui donne son cahier.
– C’est quoi ce machin ?
Devant ses croquis, la vie d’avant semble remonter à la surface. Elle le porte à son visage, le sent, inspire longuement en fermant les yeux.
- Tu m’as demandé de l’apporter.
- Oui je dois dessiner pour le prochain spectacle…
Je lui raconte que j’ai trouvé un lieu où elle pourra continuer ses dessins, que très bientôt on va faire sa valise ensemble et que…
– Chez toi ? Tu m’emmènes ? Et vos petits, ça va ? Oh mes chéris…
Puis elle se délecte de sa chocolatine, les yeux partis ailleurs.
5 hectares de nature, le « Village » est un lieu d’expérimentation de thérapies non médicamenteuses.
Où les personnes peuvent se déplacer librement.
J’ai eu une envie folle d’embrasser à pleine bouche la directrice pour vraiment marquer le coup quand elle m’a annoncée que sa place était réservée.
Les employés portent leurs vêtements de ville, il y a une supérette, des maisonnées, de la couleur, des soirées, un café, un potager. Un concept qui a vu le jour en Hollande.
Même si je sais que Julia rejoint le Village en raison de son profil et de ses dernières tentatives d’évasion, je suis aux anges.
– Now you can go, j’ai du travail.
Je repars avec Sympathy for the Devil* à fond dans la voiture.
* à écouter ! The Rollings Stones
[5/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Un bénévole passionné par les étoiles organise des contemplations du ciel nocturne: repérer la Lune
Vénus, observer Saturne avec un petit télescope fait remonter des émotions de l’enfance. Les vieux assis par terre ou dans un fauteuil s’offrent un voyage dans le temps. Mon dernier voyage avec Julia ce fut au palais de Doges à Venise, je l’ai perdue et cherchée longtemps.
– Pourquoi as-tu filé à l’anglaise maman ?
Elle cherchait sa voiture.
Lors de la consultation neurologique quelques temps après, ses yeux se sont assombris.
– Tu sais perdre la mémoire ça veut pas dire qu’on perd les souvenirs…
Au Village, elle s’est habituée à déambuler librement et s’est amourachée d’un jeunot de 68 ans. Ils se retrouvent au café. Elle continue d’égarer des mots mais n’a pas perdu son coup de crayon. Le carnet de croquis rempli, elle jubile : « lout est pret. » Nous sommes invités. Le Village reçoit familles, amis et gens du coin pour une pièce de theatre ecrite et jouee par les habitants, on ne dit pas résidents ici. Le programme entre nos mains, nous attendons: Nos comédiens
Catherine, Paul, Blandine, Gérard, Julia, Michel vous proposent : « Mefiez-vous des vieilles Anglaises »
Les costumes cousus par nos bénévoles ont été dessinés par Julia Chandler, costumière professionnelle. Joie, fierté.
C’est l’histoire d’une vieille anglaise et de sa soeur jumelle qui fêtent chaque année leur anniversaire en convoquant les nombreux amis morts à leur table et enchaînent les toasts à la santé de chacun. Un valet sert les convives imaginaires et boit à leur place, il s’enivre peu à peu et s’efforce avec un sens du devoir impeccable d’assurer le service. Abandonnées de tous, elles ont réussi à échapper au rapt des vieux qu’on enferme.
Cette histoire où tout est vrai sauf ce qui est inventé a été brodée sous le regard noisette envolé d’Alice
Touron. Et pour saluer le Village de Hollebeck et le Village landais Alzheimer.
Fin