[1/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
– Que vois-tu Frida ?
– As-tu remarqué à quel point, allongée, le masque osseux du visage se révèle ? Tout fait saillie.
– Je vois une tête d’araignée bien trop lourde pour ses pattes ! Boule de chair mobile au bout d’une tige rigide. Inde, Allemagne, Mexique, Espagne : ma face de bohémienne est un voyage généalogique. Sourcil unique en arc buissonneux obligé de ne plus s’étonner de rien, aile d’oiseau désormais assagie. Ma bouche carmin, tube REVLON toujours à portée de mains. Mange peu, pas très faim, palabre ferme : faut pas perdre l’habitude de sortir des impudeurs.
Je m’ennuie tant dans ce lit ! Je dirai un jour : je ne veux plus être couchée, même morte.
– C’est ton père qui a eu l’idée du miroir ?
Plutôt ma mère je crois. Tu aurais dû les voir quand ils sont venus à l’hôpital, on aurait dit 2 pantins pétrifiés, ils se tenaient appuyés l’un à l’autre, muets de trouille. Se sont carapatés et je les ai plus revus. Mais ils m’ont fait un joli nid d’estropiée : lit baldaquin avec miroir surélevé. Pas de ciel, pas d’horizon, mais ta propre image Frida : étudie ton reflet, deviens ton propre modèle ! Mon père s’est ruiné en couleurs et pinceaux, regarde cet attirail…
– Tu n’es pas lasse de te regarder ?
– Pour créer son propre paradis il faut puiser dans son enfer personnel… Ah Ah !! Je m’aime, je me déteste, j’aime mes yeux, pas cette foutue moustache, j’ai un visage d’homme non, au fond ? Je me scrute, je m’étudie, parfois je n’en peux plus de ce moi, ni de l’autre invisible. Peut-être que je suis en train d’inventer quelque chose… Pendejo* de chirurgien qui comprend rien à la psychologie de la guérison : il me faut de la tequila et une cigarette !
* Imbécile, stupide en langue espagnole
[2/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
– Tu as 18 ans. Tu sais ce qu’on dit aujourd’hui, que l’Évènement a décidé de ta vie bien autrement que tu ne l’avais imaginée.
– Si. « Frida la coja », Frida la boiteuse, comme m’appelaient les gentils élèves. Aurora mon amie disait : tu fais de petits bonds, tu voles comme un oiseau. Et voilà la patte folle qui se prépare à devenir médecin, femme médecin tu imagines ? Le rêve ! Depuis 3 ans dans cette école, j’apprends l’anatomie. Rien de tel qu’un accident et la douleur à vie pour réviser jour après jour tes leçons.
– Il paraît que tu aurais pu être à une autre place : tu as hésité en voyant une femme enceinte debout…
– J’y ai pensé une seconde, mais j’étais bien contre mon Alejandro, ma main dans la sienne, nos têtes brunes collées comme des siamois. Et après quand tu te vois brisée, dézinguée de partout, tu penses c’est quand même fou : lui il n’a pas l’ombre d’un hématome. Dans la vie, si tu es à côté de Frida il ne peut rien t’arriver, c’est elle qui prend tout !
– La faute à pas d’chance, comme cette rencontre d’un bus et d’un tramway en plein soleil.
– Je l’ai vu arriver je pensais : c’est pas possible il va nous rentrer dedans, ça me faisait sourire d’étonnement, et ça s’est passé. Ce fut un choc étrange, il n’était pas violent mais sourd, lent. Le choc nous projeta vers l’avant et la main courante me transperça comme l’épée transperce le taureau. Étrange façon de perdre sa virginité ! Le bus s’est plié, de manière presque élastique, il y avait une odeur de métal et de poussière et de sueur, j’ai repensé à cette enfant en face de moi que je ne voyais plus, à sa jolie robe indigo et fuchsia… Il faut changer la boue en or, non ?
[3/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
Changer la boue en or te disais-je… Je peins mon histoire, je me peins parce que je suis le sujet que je connais le mieux, ces autoportraits c’est la moitié de mon œuvre : je suis la grande impudique. Les Deux Fridas, Moi et les perroquets, Fulang-Chang et moi et tant d’autres encore. Vois-tu parfois autour de ma silhouette ces petits personnages, ces objets, ces symboles, ces animaux fantastiques ? Du surréalisme ? Non ! c’est le Mexique qui coule dans mes veines, le rouge indien, le sang, l’encre de ma vie et celle de la poésie.
Quelques couleurs, quelques pinceaux en poils de martre et je suis presque tout à fait heureuse.
Que jaillissent les couleurs ! Je travaille avec mes tripes et mes fantasmes. Le bleu de cobalt pour la pureté et l’amour ; le jaune pour la folie, la maladie, la peur ; le jaune-vert c’est le mystère.
Tu sais comment ça a fini cette vie d’artiste ? En 1953, dans une galerie d’art contemporain au Mexique. On n’avait jamais vu ça : un vernissage avec le sujet principal des tableaux allongé dans un lit à baldaquin ! La femme artiste débarquée de l’ambulance dans sa tenue indienne préférée Tehuana. À l’horizontale mais en chair et en os-os en miettes, métal et prothèses pour moi ! Mais j’avais encore mes 2 jambes… La galerie a résonné de mes rires en carcajadas1, de ma voix rauque, un peu affaiblis malgré tout. Tout était là, mes souvenirs accrochés au lit : photographies de Diego Rivera mon crapaud rabelaisien fabuleux, cet hijo de chingada madre2, et mes têtes politiques adorées. Les gens viennent à moi dire ce qu’ils aiment dans mes tableaux, 200 je crois… et ils chantent autour de moi des ballades mexicaines. Viva la vida !
[4/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
– Alejandro Gómez, mon jeune amour avec qui je me pavanais à la Escuela Nacional Preparatoria… Je lui écris chaque jour, je le supplie, où es-tu ? Pourquoi ne viens-tu pas voir ta Frida ? Mes amis de Los Cachuchas1 sont là. Il est retourné à ses fêtes d’étudiant ? Il en embrasse d’autres ? Je pleurniche, je me plains avec toute la tendresse du monde, mi amor nous prendrons des bateaux, des montgolfières…
– Parfois quelque chose advient, un éclair qui te fait mal Frida : laisse-le aller, libère-le. Cette voix-là est sourde à l’amour.
– Pour sûr ! Je lui ai donné un autoportrait, sa Frida fatale pour qu’il ne m’oublie jamais, obligation de l’accrocher à sa hauteur, impossible de m’éviter ! Et puis un jour je le retrouve mon novio, je vais mieux. Je suis vivante. Je lui crie que je suis vivante. Et j’embrasse d’autres hommes, Oh pas grand-chose, baisers fugaces, j’ai 18 ans, le droit non ? Il se fâche Alex. Mais je suis là pour vivre, non pour être domptée ! N’oublie pas que je suis née avec la révolution du Mexique, je suis contre toutes les formes de domination !
– Il est parti pourtant…
– C’est sa famille qui lui a dit : va courir le monde, laisse cette handicapée illuminée avec qui tu ne pourras pas avoir d’enfant ni vieillir. Je l’ai perdu mon amour, mon ami ; non, il m’a été arraché. Toutes ces douleurs physiques, 32 opérations, greffe du bassin, de la souffrance de chochotte à côté. Quand tu perds ton premier amour, tu crèves chaque seconde, tu veux le rejoindre, t’accrocher à son pantalon, qu’il te traine ainsi, t’accepterais tout. Et puis te faire toute petite dans un pli de son cou pour toujours, vivre dans le parfum de sa peau, là si doux.
[5/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
– Puis vient « la rencontre entre un éléphant et une colombe » ainsi que l’a dit ton père. Que de tourments encore !
– Peut-être qu’ils ne retiendront que ça, le sensationnel, exposeront mes tableaux comme des blessures écarlates. Frida trompée, divorcée, remariée, trahie par sa propre sœur. Il leur faut du sang et du drame : eh bien délectez-vous m’sieurs-dames vous allez être servis !
Mon ogre, il m’aime mais ne peut aimer que moi. Nous avons une passerelle qui relie nos 2 maisons, chacun sa vie… On essaie tout. Je n’ai jamais compris ce qu’il cherchait, je me disais qu’est-ce que je ne lui apporte pas ? Et basta ! Je ne te dirai plus rien là-dessus.
– Souffrir autant est-ce encore aimer ?
– Tu sais ce qu’est l’amour toi ? Celui qui épuise autant qu’il émerveille ? Qui sait ce que c’est, hein ? Il est le plus grand muraliste du Mexique, pèse 140 kilos, moi 44, il me fait peur et il m’intéresse tant ! Suis-je douée señor Rivera ? Il observe, tord ses grosses lèvres, dit la sincérité de l’expression, la vitalité de ma peinture, ses gros yeux sombres sérieux, attentifs, heureux comme s’ils découvraient un trésor. Vous êtes une artiste. Passe sa main dans ses cheveux. Et c’était fait, planté dans mon corps délabré et mon âme impétueuse.
J’aime qu’il vienne à moi lorsque je peins, curieux de mes jupons, il défait ma natte et laisse tomber les fleurs libérées. J’adore nos exquises conversations sur l’art. On rit beaucoup de ces connards de surréalistes… Et il y a la politique, on a le même amour fou pour notre Mexique. J’aime Diego plus que ma propre peau. Il me guérit de ma solitude, plus que nos amis, plus que l’alcool. Son absence creuse dans mon corps des béances, il me manque tant alors, je suis noyée en lui, il l’est aussi en moi, je le sais.
[6/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
– Ces tableaux, c’est l’histoire de ta vie Frida. Corps fracassé, amours, luttes politiques. Tu es la seule femme à avoir réalisé cela.
– J’ai très vite compris que je ne serais jamais comme les autres.
Être différente c’est entrer en solitude, j’ai trouvé l’agilité et la liberté qui me manquaient dans la puissance des rêves. Pour mon peuple j’ai senti adolescente une colère monter, pleine de nœuds. Mon Mexique est celui des étudiants turbulents, de l’effervescence politique, des amoureux, une terre si fertile pour l’art.
– Qu’est-ce qui t’a guidée ?
– Mon instinct ! Comme lorsque j’ai croisé Diego, je sais qu’il a d’abord vu en moi les restes de l’enfance, mais aussi très vite la diablesse ! J’ai dit à mes camarades : vous verrez, cet homme je l’aurai, Diego aura un enfant et il sera de moi. L’illustre muraliste que tout le monde rêvait de rencontrer qui a côtoyé Braque, Modigliani, les révolutionnaires… Ah Ah ! moi je n’étais rien qu’une boiteuse nourrie à l’imaginaire. Je suis devenue la niña de sus ojos ! 1
– Ton instinct aurait pu t’avertir que le chemin serait rude !
– Oui on dira : disputes, tromperies, remariage…
Ce qu’ils oublieront c’est cette complicité sans limite ; j’ai aimé même certaines de ses femmes tu sais. Insatiable en tout Diego. Avec ma propre sœur là, c’était trop. M’éloigner de lui, j’ai essayé, autant crever ! « Dans ces états poétiques torturés » Diego dit que c’est ce que j’ai peint de mieux. Mais je n’ai pas pu avoir ce bébé.
– Tu ne seras pas oubliée, c’est une autre sorte de postérité.
– Oui je sais, et avec mes bijoux, mes fleurs, dentelles et rubans enlacés, je suis comme un éternel bonbon coloré fragile, métissé, une primitive qui aime les oiseaux, les nuages… ça redonne un peu de sacré à vos vies éteintes, non ?