[1/3] Nouvelle publiée à l'automne 2021 - Par Juliette TOURON
Le jour se lève. Je longe le couloir. Un rai de lumière brûle mes yeux clairs.
Ella est dans la cuisine. Le bras replié, elle dort sur le coussinet de la chaise posé sous sa tête rasée. La bave a gagné les fleurs pâles du tissu.
Je commence le café. Il n’y a presque rien dans cette cuisine. Je mets de l’eau à chauffer sur la gazinière.
Ella gémit doucement. Part aux toilettes comme un insecte honteux qui n’a pas envie d’être regardé au réveil.
Avec son crâne lisse comme un œuf, aucune crainte d’apparaitre décoiffée pourtant. Ma tête s’amuse seule, un peu vainement, le cœur n’y est pas.
On boit notre café face à face. J’ai une envie folle d’ouvrir les fenêtres, de confier au soleil et au vent d’octobre le soin de lustrer ce nouveau jour.
Je caresse le chat qui déambule sur la table.
– Comment tu t’appelles toi, déjà… c’est drôle je t’aurais plutôt vue avec un chien.
– Un chien ?
– Oui quelque chose de plus…
Les mots ont du pouvoir, celui de toucher une corde sensible. Je risque sans cesse la fausse note.
Je vis à Toronto. J’ai quitté Yann son père, il y a 5 ans. Un être doué, ingénieur agronome, vendeur de café, longtemps cup-taster pour 20 pays. Un jour il a tout plaqué, racheté un bout de coteau, planté des vignes.
Il a demandé : Rejoins-nous. Le temps des vendanges, mes vacances exactement, j’ai posé mon sac et quelques espoirs dans l’ancien pigeonnier qu’il rénove avec patience.
Ella est restée vivre avec son père. Totalement collée à lui depuis toujours. Les noms de ses cuvées commencent tous par Ella.
Je n’ai jamais trouvé le chemin pour aller vers cette adorable frimousse. Alors que je fantasmais tant sur ce qu’une mère et une fille pouvaient avoir de commun et de sororité, ce petit corps aux proportions parfaites glissait perpétuellement de mes genoux.
[2/3] Nouvelle publiée à l'automne 2021 - Par Juliette TOURON
Les vendangeurs sont déjà au travail.
Seulement du raisin blanc¸ cultivé en vin naturel dont la fermentation est « la plus délicate », me confie Ella alors que nous grimpons le coteau.
Ça joue du sécateur, ça se taquine, ça cherche le bon mot.
La silhouette de Yann, salopette en jean, apparait dans la lumière crue.
– Ben c’est pas trop tôt, allez prenez un rang, on arrête à 1h. Ça tape trop fort aujourd’hui.
J’observe Ella à travers les feuilles qui semble dans son élément, le geste sûr et vif. Je la complimente.
Sous son bonnet, ce crâne rasé. Un non-sujet a-t-elle déclaré, seulement un emblème du « non à la société patriarcale et ses foutus codes de la féminité ».
L’après-midi, Yann a convié une amie pour un atelier cuisine en famille, sorte de test en vue d’une dégustation surprise qu’il réserve à quelques clients et partenaires.
– Agnès est cheffe étoilée, c’est une fille formidable. Je serai pas là ; je vous laisse aux fourneaux mes poulettes.
La cheffe a débarqué avec un panier rempli et un sourire malicieux tel un joli reste d’enfance.
Agnès met en ordre de marche sa brigade, distribue les petits rôles, rectifie nos gestes maladroits.
– Comme chez Ford, on divise le travail et on est capable de reproduire à l’identique !
Le brunch simple et poétique sera ponctué de la cuvée Elladore :
Meringues au lait d’amande givrées de gingembre
Petits pains dorés à l’huile de chanvre
Blettes roulées farcies aux timides oignons rouges, pluie de gouttes de moût blanc
Dans cette minuscule cuisine, tout près d’Ella, je pèle, effeuille, détaille, émince, ciselle, concasse. Son odeur de fille est faite de terre fraîche retournée et d’une pointe de jasmin. Nos souffles se mêlent, nos doigts se frôlent dans la retenue. Comme deux futurs amants qui n’oseraient se toucher.
[3/3] Nouvelle publiée à l'automne 2021 - Par Juliette TOURON
Je vole au-dessus d’une mer de nuages. Vers Toronto et mon duplex blanc, épuré, de femme seule et libre. Le hublot est froid. Irréversiblement la distance se creuse.
L’avion est une mécanique qui ne permet pas les hésitations du cœur.
Au Pigeonnier avant le départ, j’ai contemplé le bric-à-brac d’un père et de sa grande fille.
Ce décor, dans le silence du matin, me donnait une leçon tendre : le désordre est du côté de la vie.
Avec une impatience très contenue, je déplie la lettre qu’Ella a glissée dans mon sac hier. Étonnée, je l’ai juste remerciée.
– À lire dans l’avion, pas avant, a-t-elle précisé avant de tourner les talons.
« Maman,
Pour toi, ma chanson, parce que tu aimes tant Les Mistrals gagnants. Tu peux fredonner :
M’asseoir dans la cuisine 5 minutes avec toi
Sentir sur moi tes yeux ton sourire
Te raconter un peu comment j’étais paumée
Depuis que t’es venue ça va mieux
Te parler du bon temps des meringues givrées
Du moût de raisin partagé
M’asseoir sur un banc Toronto avec toi
Te parler de mon père
un petit peu
De mon rêve de voyages
Donner des coups de pied aux caribous
Pour de faux
Mettre ma tête sur tes genoux
J’aurai les cheveux longs
C’est plus chaud
Et une robe jolie
Il faut aimer la vie
Le temps qui s’en va
Et la robe d’Ella
Et la robe d’Ella »