Chose curieusement curieuse que la vie

[1/4] Nouvelle publiée à l'automne 2023 - Par Juliette TOURON

Couchée dans l’herbe, Alice observe Dinah qui somnole perchée dans le marronnier. 

– Comme j’aimerais être un chat… Mais moi je ne chasserais pas les oiseaux, seulement les souris. 

Le jardin de Christ Church est silencieux, assoupi dans la chaleur de l’été. Un été tout en or dirait le poète. Que la voix de  la gouvernante Miss Prickett vient abîmer parfois.

– Votre ouvrage de broderie attend dans le petit salon, Alice venez tout de suite le terminer. Et n’avez-vous pas honte  de vous allonger ainsi sur l’herbe et de souiller votre robe ? ».

Alice rejoint ses sœurs Lorina et Edith. 

– Ce soir nous continuerons l’histoire de M.Dodgson Les aventures d’Alice sous terre ?

– Oui Lorina…

– Je pense que nous devons d’abord en parler avec votre mère.

– Pourquoi Miss Prickett ?

– Les petites filles ne doivent pas demander pourquoi, Alice je vous l’ai déjà dit.

Il y a mille questions dans la tête d’Alice, pourquoi apprendre des choses qu’on ne sait pas, pourquoi apprendre une langue  qu’on n’aura pas l’occasion de parler, pourquoi devoir jouer en famille au croquet, ce jeu si ennuyeux. M. Dodgson dit que  les adultes font semblant de trouver cela amusant car ils ont peur qu’on leur cou-coupe la tête ! Et qu’il est bien plus amusant  d’imaginer que les maillets sont des flamants roses. 

Ah oui, comme il est drôle celui-là, il bégaie souvent, sauf lorsqu’il raconte des histoires. J’ai osé lui demander s’il allait se marier. Il m’a dit que  non, qu’il se sentait différent. Comme moi. Moi non plus je ne veux pas me marier, ni avoir d’enfants, ni passer ma vie à broder toute la journée  en conversant avec des dames bien vêtues. Mais je ne sais pas comment faire de ma vie une chose intéressante. 

[2/4] Nouvelle publiée à l'automne 2023 - Par Juliette TOURON

La fille du doyen du prestigieux collège de Christ Church a reçu un manuscrit des aventures d’Alice calligraphié et illustré par Charles lui-même.

Votre histoire ressemble à mes rêves, où les animaux parlent et où rien n’est impossible.

Sa sœur Lorina l’envie : « Pourquoi l’héroïne s’appelle comme toi ? »

Alice a 10 ans, comme ses sœurs elle sera une bonne maîtresse de maison.

On dit que cette histoire fut contée aux filles lors d’une promenade en barque sur la Tamise. Je les imagine chercher de l’ombre en longeant le bord, sous les feuillages, il fait chaud et l’on rame avec délices.

Charles égrène les aventures de l’autre Alice qui un jour dégringole au fond d’un terrier. Commence alors un long voyage chaotique, inquiétant, fait de folles rencontres et d’extravagances. Elle croise le Chapelier fou et le Lièvre de mars qui prennent le thé les coudes posés sur un loir, se retrouve avec un bébé dans les bras jeté par une duchesse, s’aperçoit que c’est un cochon ; croque un biscuit et grandit démesurément. Et ainsi de suite. C’est si amusant pour les filles !

Mais Mrs Liddell ne l’entend pas de cette oreille, un jour de septembre 1865 elle convoque Charles Dodgson :

– Tout cela est absurde, peu instructif et manque de morale. Enfin vos manières deviennent fort peu adaptées, Alice va sur ses 13 ans comme vous le savez. Je dois me soucier de la réputation de mes filles. Je vous demande donc de ne plus les voir.

Charles ajuste le col de sa redingote :

Souviens-toi de notre amitié, garde ce livre près-près de toi, toujours, pour te ra-rappeler la petite fille que tu étais.

Alice qui ne comprend décidément rien aux adultes, s’efforce de lui sourire : 

Oui Mr Lewis Caroll.

[3/4] Nouvelle publiée à l'automne 2023 - Par Juliette TOURON

– Reginald, savez-vous que j’ai reçu une étrange lettre ce matin ?

Son mari est tenu informé du courrier. Qui songerait à cacher quoi que ce soit à cet être foncièrement loyal, aux pensées aussi limpides que la pluie du matin ?

Au manoir de Cuffnells, Ms Hargreaves rend compte de ce petit évènement, supervisant ici et là les préparatifs de la réception.

Alice est devenue une dame de la haute société et une hôtesse réputée.


« Verriez-vous un inconvénient à ce que l’on publiât en fac-similé le cahier manuscrit original (que vous possédez toujours, je le suppose) des Aventures d’Alice ? »1

Cette lettre lui a fait du bien, et un peu de mal. Comme toute évocation d’un Moi désormais lointain, de chemins de traverse joyeusement empruntés dans l’enfance, puis abandonnés.

Sait-il ce cher ami du passé que j’ai épousé le meilleur joueur de cricket du comté, nous qui tournions tant ce jeu en ridicule… Chose curieusement curieuse que la vie !


– Qu’en pensez-vous mon cher ? C’est assez incroyable, cette histoire s’est vendue à 120 000 exemplaires…

La lumière encore haute joue sur les aquarelles, souvenirs de la première vie d’artiste d’Alice. L’enseignement à l’école d’art avait porté ses fruits  : elle fut l’une des plus brillantes élèves du peintre Ruskin et celui-ci dut admettre – « le mot peintre n’a pas de féminin » comme il se plaisait à dire – que les femmes se faisaient un nom.

À côté des aquarelles, les portraits de Leopold, Alan et Caryl, ses enfants chéris. Leopold et Alan mourront durant la Grande Guerre.


Réginald la considère avec un sourire amusé :

– Êtes-vous sûre Lady Hargreaves, que vous avez encore cette relique au fond de vos malles ?

[4/4] Nouvelle publiée à l'automne 2023 - Par Juliette TOURON

Toutes ces années, le manuscrit est resté soigneusement protégé dans une housse en chanvre. Charles le lui rend le  1er novembre 1888. 

– Vous avez changé, mais votre voix de conteur est intacte…

– Oui ma chè-chère je suis désormais plus proche de l’un de mes personnages, le Tweedeldum du genre culbuto ! L’argent que voulez-vous, rend gras et disgracieux à notre époque. Mais toujours aussi droit ! Vos sœurs me  taquinaient « Mr Dodgson avez-vous avalé un manche à balai ? ».

Dernière rencontre. Alice n’ira pas à son enterrement, trop de deuils l’avaient éprouvée. Désargentée, elle dut  vendre cet exemplaire unique en 1928 qui, chez Sotheby’s, lui rapporta 15,400 £.

Fin de l’histoire.

Mais Charles ne quitta jamais vraiment la vie d’Alice.

– Louise, il faut préparer ma malle, je suis invitée aux
États-Unis pour le centenaire de la naissance d’un certain Lewis Carroll.

Débarquée du Britannic, descendant la passerelle, Alice se demande si elle a choisi le bon chapeau, il est rose  poudré assorti à sa robe, elle porte un manteau de fourrure noire, marche sur 2 cannes. Elle a 80 ans et fait face à une nuée de journalistes.
Couronnée du « Degree of Doctor of Letters, honoris causa  » de l’université de Columbia ! Le pompon se balance sur  son œil amusé. Les professeurs, le consul général britannique attendent son discours, serrés comme des pingouins éblouis :

– Le succès d’une œuvre est toujours un mystère, le pays des merveilles existe, c’est la fantaisie ingénieuse de ce  poète qui avait une compréhension complète du cœur d’un enfant.

En 1933 elle assiste intimidée à la projection d’Alice, gigantesque version réalisée par la Paramount avec Cary  Grant.  Son dernier enfant vivant, Caryl lui tend un mouchoir de tissu.

– Allons prendre le thé mon chéri et fêter mon non-anniversaire !

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