[1/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
Melle Topie est montée dans l’autobus C le lundi 23 octobre 1975, elle a posé ses fesses près des miennes leur offrant la possibilité de rêver à un avenir commun, en dépit de leur différence d’âge. Le cheveu roux foncé, une jupe courte vermillon à volants, un chemisier à carreaux bleu et jaune.
Comme une façon d’ignorer les codes de l’assortiment et du bon goût qui, il faut le reconnaître, uniformise nos rues. J’en déduisis qu’elle était anglaise.
Assez vite, je décidai que je ne descendrais pas à la prochaine station, mais que j’aurais à faire ailleurs. Plus précisément là où elle irait. Après tout, personne ne m’attendait. Point de femme languissante en déshabillé, point de cuisinière irréprochable démaquillée et auréolée de bigoudis. Seul un chat ingrat continûment étiré sur le sofa qui ne se donne plus la peine de m’accueillir, ouvre négligemment un œil, attestant de son indépendance atavique.
J’attendis donc en guettant le moindre geste prompt à indiquer un envol. Je convoquai le visage de mes quarante ans pour attirer son regard. Et j’ai dû être convaincant car elle souri. Ses rides au coin des yeux, la peau sur la joue qui se froissait m’ont donné quelque espoir : elle allait vite me rattraper.
Il suffirait de ralentir chez moi l’inexorable et silencieux travail de sape à l’œuvre. Tout un programme. J’allais retendre mes chairs à grand renfort de nuits complètes. Puis cesser de boire sauf si la politesse et la bienséance m’y obligeaient.
Cesser de fumer mes cigares bombés comme des oléoducs et rompre mes muscles à un effort quotidien d’aérobic qui paraît-il, galbe la silhouette et vous donne l’assurance radieuse d’une matinée de printemps. En quelques instants, j’avais pris toutes sortes de résolutions dont les effets étaient incontestablement déjà visibles.
[2/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
C’est difficile à croire mais j’ai senti que cette femme valait la peine que je me nourrisse désormais de carottes et céleris vapeur à l’huile d’olive. Je me demandais s’il était opportun de lui adresser la parole. Pourquoi ne pas la presser un peu ? En lui disant que rien, au regard de mon dernier bulletin de santé, ne nous assurait que mon cœur tienne jusqu’à la prochaine station. Et combien la dévotion, la langueur et le chemin exigés par la Carte du Tendre semblaient fastidieux à mon âme désormais impatiente.
Bref lui dire que j’espérais que ce voyage nous mène assez vite au lieu où la Dame accorde son baiser.
Je fermai les yeux et savourai les délicieuses secondes où ses hanches et ses fesses, qu’elle avait assez évasées, venaient réchauffer les miennes à chaque tournant ou cahot.
Je remerciais celui qui avait conçu des sièges pour deux aussi étroits, sans doute un homme solitaire et bon qui croyait que les rencontres suivies d’effets résidaient dans la possibilité de goûter la proximité d’une parfaite inconnue. Laissant chacun libre d’y voir ou non un signe.
J’aurais bien fait le tour de la terre et pourquoi pas passé le reste de ma vie ainsi, serré contre elle, à imaginer nos dîners en tête-à-tête. Puis un peu plus tard, sentir son visage dans le creux de mon épaule s’alourdir de sommeil alors que je lui lisais Rebecca.
À ce moment-là, je ressentis précisément mon bas ventre m’indiquer d’autres affinités possibles. Je dois avouer que cela m’a encouragé et consolé. J’avais selon mon collègue endocrinologue perdu 40% de ma testostérone. J’étais déprimé par les rations de zinc et de graines de tournesol qu’il m’avait prescrites. Les bains de siège, j’avais dit non, il faut garder un tant soit peu de dignité.
[3/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
Je l’ai épousée quelques mois plus tard en présence de sa chienne Lola. Elle n’était pas anglaise mais québécoise. Souvent je repensais à cette évidence qui m’avait saisi dans l’autobus C.
Lors de cette rencontre nos âmes s’étaient reconnues. Et sur ce trajet ordinaire, avait surgi l’extraordinaire. Melle Topie approuvait ces rationalisations sur notre Big Bang amoureux ; s’y ajoutait une certaine fascination pour ma glotte que j’avais proéminente et mobile.
– « Hue Topie » lui disais-je dans l’escalier.
– Tu crois vraiment me faire une joke ?
Très vite je compris qu’elle n’aimait pas mon sens de l’humour, ni mon patronyme qu’elle se refusait à porter, elle n’aimait pas que je la regarde sous la douche, elle n’aimait pas ma mère.
Mais lors de nos promenades délicieuses, elle refermait sa main sur mon avant-bras et ne me lâchait plus jusqu’à notre retour. Le torse bombé, le nez au vent, j’allais tel Don Quichotte, prêt à en découdre au moindre frémissement dans les buissons. Pour moi nous avions indiscutablement un avenir.
Lors de notre premier rendez-vous amoureux, j’avais préparé des maquereaux au citron. C’était ce qu’elle détestait le plus. Je n’en avais pas mangé non plus, par solidarité. Nous avions alors vidé une bouteille de vin. J’avais retrouvé quelque contenance, elle en avait perdu beaucoup. Ce qui m’avait permis de lui prendre la main. Et là dans ses yeux j’avais vu que, déjà, nous étions en voyage. Quelque part à Vienne, à l’opéra, où l’on donnait le Chevalier à la Rose.
N’était-ce pas prometteur pour une première soirée ?
[4/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
Melle Topie travaillait dans un appartement où elle s’occupait d’un iguane bleu et d’un mainate en liberté. Son Maître, singulier personnage, parlait exclusivement à ses animaux. Il partait tôt le matin entièrement vêtu de tweed et de cuir, les doigts chargés de bagues, et rejoignait son chauffeur à la bouche zébrée d’une cicatrice. La concierge avait confié à Melle Topie qu’il s’agissait d’un ancien espion serbe se faisant appeler Bob.
Je l’imaginais commencer ses journées entre un agent double aux yeux bleu polaire et un vieux dandy ténébreux, respirant mieux après leur départ. Et tâchant de récupérer l’iguane arboricole perché dans le Ficus Elastica ou juché en haut des meubles, refusant de rejoindre le terrarium.
Tous les soirs, elle avalait des comprimés dans la cuisine. Pour prévenir les effets allergènes de la peau d’iguane m’avait-elle dit.
Les premiers temps, je fus sous le charme de son extrême légèreté dans l’existence. Rien ne semblait l’affecter vraiment. L’anxieux que j’étais cherchait la clé de cette apesanteur, j’aurais volontiers examiné son cerveau limbique tant son détachement émotionnel se distinguait de tout ce que j’avais connu parmi l’espèce humaine. J’en avais les moyens, j’étais radiologue et nous venions juste d’acquérir un merveilleux instrument : le scanner.
Elle cheminait d’un jour à l’autre comme dans un éternel présent. Lorsqu’il nous arrivait de nous quereller et que nous échouions chacun d’un côté du chat sur le sofa, j’admirais sa capacité à passer à autre chose. Elle se concentrait soudain sur le visage de Barbra Streisand dans le film « Nos plus belles années » puis me disait combien la métamorphose de son visage due au changement de coiffure était saisissante.
[5/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
C’était une femme d’une candeur absolue qui semblait être exempte de cette fichue tendance que nous avons à ruminer toutes sortes de pensées et émotions, tristes ou amères, et tout particulièrement celles-ci.
Alors que je m’extasiai un après-midi de juillet sur les deux fossettes qui ponctuaient le creux de ses reins, elle chuchota :
– Moi aussi, il y a quelque chose que j’adore chez toi, si seulement je pouvais m’en souvenir.
Je pris son visage et lui souris :
– Melle Topie, vous me ravissez, vos traits d’esprit, votre virtuosité me chatouillent et sachez que tous les jours je peux m’employer à vous rappeler ce qui vous lie à moi…
Mais elle ne me suivit pas dans ce jeu. Elle se redressa, saisit mon avant-bras, ce geste qui faisait de moi un demi-dieu dans tous les jardins publics que nous traversions :
– Mais non je veux dire vraiment je ne m’en souviens pas…
La nuit est tombée, vraiment. Melle Topie m’a tout expliqué.
Nous en avons conclu ceci : tout ce qu’elle vivait dans le présent qui ne se répétait pas, ne se fixait pas dans sa mémoire. Elle avait aussi oublié bon nombre d’éléments de son passé.
La façon qu’elle avait eue de m’aimer comme si j’étais le premier et le seul m’avait enchanté. Il y a comme cela des rêves qui résistent à tous les démentis. Ne pas évoquer ceux d’avant était pour moi une forme de dévotion romanesque dont je lui étais reconnaissant, toute vulgarité entre nous étant exclue. Mais la source de cette réserve était ailleurs.
[6/6] Nouvelle publiée à l'été 2022 - Par Juliette TOURON
Ma princesse Topie avait croisé un homme, avait pris l’habitude de le rejoindre, mais elle ne savait plus pourquoi elle l’aimait.
Je voulais l’aider à retrouver cette origine, aussi infime soit-elle. Chaque histoire n’est-elle pas enracinée dans un pacte scellé ? Un instant, un grain de peau, une lueur dans le regard qui parfois décide de notre sort et qui tient à si peu de choses.
Je décidais de la rejoindre le lundi soir afin de refaire ensemble notre trajet dans l’autobus C.
Je l’attendais avec un bouquet de Forget-me-not, ma chemise du lundi et nous rejouions notre rencontre.
Le rythme de mon pas, ma conversation hésitante, les quelques poils bruns qu’il me restait sur les phalanges, et surtout ma glotte au soleil couchant, tout était là, intact. Excepté mon parfum que je changeais régulièrement car il parait qu’à toujours porter le même, on finit par ne plus se sentir.
Je pensais que quelque chose ranimerait le frémissement initial et le souvenir de ce qui l’avait émue.
Tous les soirs elle avalait des comprimés dans la cuisine, elle ne me disait plus que c’était à cause de l’iguane bleu, d’ailleurs celui-ci avait succombé à une overdose de Ficus Elastica.
Le lundi 27 octobre 1983, j’attendais à nouveau avec mes myosotis. L’autobus n’arrivait pas.
Je piétinais de long et en large, m’efforçant de garder l’air assuré de celui qui a quelqu’un à qui penser, confiant dans la marche du monde.
L’autobus n’arrivait pas.
Très inquiet, j’allai interroger le contrôleur au kiosque, il leva vers moi ses yeux mornes de ticket fatigué :
– Mais Monsieur, l’autobus C n’existe pas et n’a jamais existé.