[1/5] Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Ma mère, astucieuse, a « oublié » le guide touristique dans les toilettes.
– Le seul lieu de la maison non connecté où Louise trouve le temps de lire, confie-t-elle à ses amies qui sourient, compatissantes. J’ai 14 ans et 3 mois et je déteste quand elle parle de moi en ma présence.
Boucle de la Micoque, cabanes perchées, grottes ornées, site troglodytique, descente de la Vézère en canoé en toute sécurité…
Dormir dans les arbres O.K., pagayer casquée et gonflée comme une saucisse orange, jamais !
–À défaut de la vallée du Rift ou de l’Algérie, annonce mon père, cap vers l’un des berceaux de l’humanité. C’est plus près et on peut prendre JoJo.
Jojo c’est notre camping-car.
Ma mère en rajoute :
– La Préhistoire est au programme de Jules en 6ème. Ce sont sans doute tes dernières vacances avec nous, Louise. Ensuite, l’été, c’est sûr, tu préfèreras aller en camp avec tes amis.
Mes parents ont été Scouts, alors je pardonne le manque de vocabulaire.
En fille libérée de sa famille, ils imaginent que je kifferai feu de bois sur l’air de La Jument de Michao, boussole et chasse au trésor…Nooon !
Je rêve juste d’être avec Lola, my best friend, qu’on s’échange nos tops, qu’on s’ennuie dans nos chambres, et qu’on se dise à quel point on s’en fout des mecs.
La Dordogne : la vallée de l’homme, de l’art de vivre, du silex…
On va trop grailler, (pas raccord avec mes 2 cm de cuisse interne à faire fondre, si encore ça migrait vers le fessier), trottiner le ticket de visite à la main dans les odeurs de touristes en sueur, et voir un mec casser des cailloux.
J’ai bientôt 15 ans et ce sont mes dernières vacances en famille.
– L’année d’après, a dit Jules, j’pourrai emmener un copain ?
Trop ingrat, le gosse.
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Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Abandonner Jojo quelquefois, avoir un peu d’intimité a été négocié en conseil de famille.
Jules a choisi le « Préhistoricgîte » : ambiance caverne du sol au plafond, murs ornés, poufs en bois et peaux de bête !
Tu passes l’après-midi à visiter Lascaux, et la nuit t’as encore les bisons sur le mur…
Quand j’ai dit ça à Lola sur Insta, elle m’a rép’ MDR.
Le proprio est top ! Il nous a fait le menu Cro-Magnon. Foie gras et patates sarladaises. Plus un ananas-banane, mon best smoothie. Il a de beaux yeux bleus.
Je me dis que là, ça vaut le coup de renoncer à sa liberté.
À Montignac, canoé sur 9 km, harnachés comme pour descendre l’Amazone. Mention spéciale au garçon total bronzé qui s’est occupé des kayaks ; il a papoté avec Papa qui l’a soûlé avec ses questions sur le profilé de la coque.
J’étais juste derrière lui dans le mini bus pour rester en vue dans le rétro. Je suis sûre qu’il était pas tout à fait concentré sur la conduite, au pays des virages.
Je crois que je crush sur lui.
– Faut se méfier des saisonniers : des intellos étudiants qui se prennent pour des BG en jobs d’été.
Elle a du vécu Lola.
Maman nous réveille trop tôt pour le moment « Bienvenue à la ferme ».
– Ils font tout eux-mêmes, on rapportera du foie à Maminette !
J’ai eu le choc de ma vie en voyant ces bêtes entassées et gavées par un tuyau frénétique.
La fermière a expliqué que c’était comme ça de mère en fille, que c’était leur gagne-pain. Dans la cuisine elle a offert des toasts.
– Super sympa la dame, ça m’embête pour elle, mais moi c’est fini le foie gras.
Jules, le môme glouton a dit :
– Bonne idée, je prendrai ta part !
Demain « Direction surprise », une invention de Papa, très fier de ce suspense.
J’ai fait mon best smile de fille sympa, un des derniers.
[3/5]
Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Au réveil, j’ai trouvé Jean-Michel en train de scruter le ciel et concentré sur son kit d’anémomètre.
C’est un passionné mon père, il a avec le monde un rapport immédiatement technique.
Dès le biberon il nous a collés sur le canapé devant « C’est pas sorcier » animé par Jamy, avec quelques arguments depuis qu’on a des dents : bonbons (sans colorants) et limonade.
Il y a gagné un surnom réservé aux intimes : Jamichel.
À mon avis, tout expliquer, ça fait perdre une certaine poésie aux choses. Le ciel est si bleu ce matin et j’ai une bonne connexion alors…
Jamichel se lance :
– Le bleu, c’est à cause de notre atmosphère et des molécules de l’air qui…
Nous montons dans Jojo, mon père annonce :
– Profitez bien du paysage, d’ici une heure environ, vous devrez vous bander les yeux.
Le mystère s’épaissit, Jules est excité comme un pou. Je dis que j’aime pas de ouf les surprises.
Et j’ai mis du khôl, faudra tout recommencer. Avec Jules on fait des paris : balade en roulotte, à dos d’âne, accrobranche…
– On met les bandeaux !
Ma mère jubile, elle raffole de ces moments de complicité familiale. Je suis sûre qu’elle les note quelque part.
Tout devient sombre, Jules se tait, je crois qu’il a un peu peur finalement.
On sent Jojo se garer. Papa coupe le moteur et vient vers nous, nous aide à descendre.
– Allez on marche droit devant, maintenant.
– Y’a des gens là, autour ? je demande.
– Ben oui Louise, on n’est pas dans le Grand Canyon, dit ma mère.
La honte ! Qu’est-ce qu’il va falloir endurer de plus ?
J’entends de drôles de bruits, comme des souffles puissants.
– Bonjour la famille, bienvenue !
Jamichel nous enlève les bandeaux.
– Et voilà !!!
J’avoue que j’avais tout imaginé, sauf ça.
[4/5]
Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
Je sens que c’est pas le moment de décevoir mes parents, alors je fais mon best smile :
– Giga plan !
– Un ballon géant, on va aller au-dessus des nuages ! s’écrie Jules.
– Ah je vais te décevoir, répond le pilote, ça c’est interdit. Visibilité permanente du sol en Montgolfière : une règle absolue !
Jamichel lui, a bossé le dossier, il cause quantité d’air chaud et principe d’Archimède.
J’avoue que dans le bruit du gonflage, les pensées se bousculent : comment on évite les arbres, les avions qui volent bas, les lignes électriques avec ce gros jouet ? La dérision ça me détend souvent :
– S’il faut lâcher du lest, tu es volontaire Jules ?
Mère me lance son regard de Folcoche.
Je me demande pourquoi on kifferait s’envoler avec des brûleurs dans un grand panier en osier.
Le monde est étrange. Avides de progrès, les hommes reviennent à leurs rêves de gosses, avec nostalgie ils veulent partir en ballon et habiter des cabanes.
Je fais ma philosophe depuis quelque temps.
Le pilote que j’avais surnommé Capitaine Flamme intérieurement (c’est un TOC : je rebaptise tout le monde) raconte que la première fois que les frères Montgolfier ont réussi à faire s’élever quelque chose, c’était une chemise dans leur salon en l’approchant de la cheminée…
Je me dis qu’il est temps de penser à mes dernières volontés. J’envoie un selfie à Lola avec légende : je te lègue mes fringues, ma pierre de lave de l’île de la Réunion. Tu enterres mon ordinateur dès les premières annonces de la disparition tragique d’une famille dans le ciel de Dordogne. Love for ever.
On a mis nos pieds dans les encoches, enjambé le bord de la nacelle.
– En route pour le plus beau balcon du monde ! Je m’y engage : les dames ne seront pas décoiffées.
Capitaine Flamme lirait-il dans mes pensées ?
[5/5]
Nouvelle publiée au printemps 2021 - Par Juliette TOURON
– Fenêtre météo idéale. J’ai vos fiches de poids : c’est parfait ! Prêts les Compagnons du vent ? Amarre larguée !
J’y crois pas ! Mon père a donné mon poids…
Le soleil se lève sur notre équipage ému et silencieux. Plus moyen de faire machine arrière.
Même Jules se tait. D’habitude, ses questions incessantes me font rêver d’un frère équipé d’un bouton magique « OFF ».
Nous flottons dans les airs sans secousse.
Je pense au mot lévitation que Lola m’a appris. My best friend est en pleine période mystique, croit à l’énergie spirituelle, au pouvoir de la pensée et s’entraine à déplacer des objets. Perturbée par une séparation amoureuse, une longue histoire d’un mois qui s’est arrêtée net : « Pour moi c’est cuit – elle a dit – Tom était mon lover. »
– Nous volons en moyenne entre 200 et 800 mètres, j’actionne les brûleurs pour monter, ça chauffe l’air dans le ballon. On joue avec le vent pour diriger le vol. Regardez voici le château de Castelnaud ! s’écrie Capitaine Flamme.
Jamichel ne peut se retenir plus longtemps :
– En effet l’air chaud étant plus léger que l’air froid…
Le reste de son exposé et la question bête de Jules : Est-ce qu’on peut freiner ? – (« mon penseur naïf » comme dit ma mère à ses copines de Yoga) – se perdent dans l’air frais du matin.
Prendre de la hauteur, observer, c’est ce que j’aimerais faire sur ma vie.
Est-elle belle vue d’en haut, vais-je choisir la bonne option au lycée ? Cette année de 3ème est passée si vite.
Je suis à un tournant de ma vie, je le sais.
Oh ça me rend toute bizarre ce vol, envie de pleurer ma Lola, te dirai tout ce soir si on prend pas feu, si on reste pas piégés dans un nid de milan noir.
Près de cette famille que je vais bientôt quitter, envie d’air, de liberté.
Juste au-dessus de la cime des arbres.