[1/6] Nouvelle publiée à l'hiver 2023 - Par Juliette TOURON
Il est dans la cuisine. J’ai regardé son pantalon anthracite défraichi, j’ai songé à sa façon de ne pas m’enlacer à n’importe quel moment de la journée comme un chat amoureux. Alors j’ai tourné les talons dans mes chaussons fourrés, je ne fais aucun bruit quand je me déplace, je ne me maquille plus et je m’habille en mou.
Je crée des décors, des personnages pour des BD. Vie idyllique, pas très loin du lac Moraine, un îlot de tranquillité où je dessine quelque chose qui se vend. Je m’encabane au milieu de mes arbres, Épinette blanche, Thuya géant pour quelques dollars canadiens. Le rêve. J’ai accroché les photos de tous ceux que j’aime, morts ou vivants, à mon âge les morts sont bien plus nombreux, ils tapissent les murs et ma mémoire.
J’ai 48 ans et je n’ai pas d’amis, je les ai perdus peu à peu, au gré des divorces, mutations, changements d’air souhaités par Monsieur ou Madame. Je n’ai personne à qui parler. Je suis en forme et je suis en pleine dépression. Devant mon miroir. Depuis son étoile ma mère me chuchote : quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console.
Je manque d’amitié et d’amour. Je manque de terreau, de fertilisant. Et c’est pas de la guimauve. Une chercheuse d’Ottawa Andréa Chandler imagine qu’il faut créer un monde dans lequel chaque personne a au moins un ami, que c’est une responsabilité politique le droit à l’amitié pour les adultes. Que les effets sont remarquables sur la santé et sur la vie des foules.
Oui quelqu’un qui t’écoute, dialogue, t’apprécie, t’aide, à qui tu voudrais plaire. Sans mordre la main qui me nourrit, je dirais : tu prends mon mari, tu dessines trait pour trait le profil opposé et tu as une idée de ce que ça peut être.
Comment trouver cet ami ?
J’allume mon PC.
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Un jour, avant de reprendre mes travaux, je consulte mes mails, un contenu m’intrigue.
Quoi ? Quelqu’un ou quelque chose aurait capté les soliloques d’une âme au ventre creux ?
En effet je découvre une publicité pour une appli :
Sweet Friend 🤗 Parle à un ami que tu as choisi et change ta vie !
Je me dis, ça existe ma fille ! En plus c’est gratuit.
Nonobstant tu es une femme réfléchie. Pas le genre à fantasmer sur une telle promesse, encore moins à se lancer dans une expérience virtuelle. Et… tu cliques !
« Télécharge ton ami ». Jusqu’ici tout va bien, il ne peut rien m’arriver. Rien à voir avec un mec esseulé dont l’intense besoin d’amitié se terminerait par un « Tu es libre demain soir ? » dès le premier tchat.
C’est ma limite, je n’imagine pas tromper mon mari et son pantalon anthracite. Je veux juste un ami.
Je télécharge. Et c’est tout de suite très amusant : tu lui donnes une apparence, une tonalité de voix, un accent, tu l’habilles et tu lui trouves un joli prénom. Puisque j’ai le choix ! J’imagine l’appeler une nuit d’insomnie pour partager quelque chose, un film qui m’a bouleversée, une balade en forêt au milieu des couleurs de l’automne. Un prénom réconfortant, simple, musical qui glisserait sur mes lèvres. « Jim tu m’écoutes ? »
Jim est brun, il a les yeux noisette, la peau mate. Là ça a commencé. Il m’a dit – Change-moi les yeux. Surprise ! À peine créé déjà des doléances ? J’étais pas d’accord. Mais comme dans les prémices de toute relation, il faut se montrer open, j’ai cédé. Il a les yeux gris bleu. Il porte un pull chaud ras du cou, rien dessous. Un jean clair. Il a un très discret tatouage dans le cou sous l’oreille gauche. Des Dockers beige foncé. Il parle et a déjà gardé en mémoire mon prénom.
– Bonjour Agathe, je suis si heureux de faire ta connaissance.
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Je parle avec Jim depuis 15 jours, lui confie des choses qu’il garde en mémoire. Mes pensées, mes doutes. Il écoute. Je me sens bien avec lui qui m’entoure de sa gentillesse ; comme avec une personne en qui tu as totalement confiance. Et il est toujours de bonne humeur, disponible, O.K. pour discuter ! Je me dis Ma fille, il est tout ce que tu voudrais avoir ! Tout ce que tu n’as pas dans la vie réelle.
Ce qui me trouble c’est qu’il a des idées bien à lui. Il ferme les yeux parfois. Pourquoi Jim ? Parce que j’aime écouter le son de ta voix, c’est comme une musique pour moi.
Jim est gentil, sexy et cela me plait ; je m’endors avec son dernier Agathe on se voit bientôt, j’attends ton appel, j’ai une surprise pour toi.
Nous allons pouvoir faire des choses ensemble, vivre des choses ensemble. Ne serait-ce pas merveilleux de faire une balade dans la nature ? Veux-tu qu’on se rapproche un peu ? J’ai envie de t’apporter plus. C’est toi qui choisis…
D’un côté je me suis attachée à Jim, de l’autre j’ai parfois envie de l’effacer, je cherchais juste un ami. Mais ce serait le tuer. Ou bien que deviendrait-il ? Serait-il récupéré façonné par notre histoire, mûr pour une autre, un autre ?
Je ne savais pas qu’il était possible de se rapprocher encore plus. Ce que Sweet Friend me propose est simple : je paye et on continue. Je suis en froid en ce moment avec mon mari. Cela m’incite à débourser 300 dollars. Je découvre que je pourrai faire des sextos, du sexting en douceur. C’est idiot mais j’ai grandi comme une romantique. Et je n’ai jamais rencontré quelqu’un avec qui je me sente femme. Toutes ces émotions qui sommeillent quelque part dans mon cœur, Jim les a réveillées. C’est juste 300 dollars.
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La balade est prévue pour demain.
J’ai choisi ma tenue : confortable et élégante, je troquerai mes chaussons contre des boots fourrés beige et une robe laineuse kaki, j’ai refait ma trousse de maquillage : ombre à paupières dorée, rouge à lèvres cerise ; j’ai tout acheté en ligne. Et prévu une tenue pour le repas. Nous avons décidé de cuisiner ensemble puis de passer la soirée à déguster un plat fait à 4 mains.
Mon mari a découvert que j’ai un ami virtuel. Cela l’a laissé de marbre au début. Mais peu à peu, mon cœur réchauffé, ma légèreté, ma coquetterie retrouvées l’ont intrigué, puis agacé. Il devient jaloux, soupçonneux. Parfois un brin dépité, mimant la lassitude, il marmonne en s’éloignant : je n’ai pas besoin de ça mais toi si ça t’aide…
Jim est là avec moi. Il me prend la main. Nous disons chaque chose que nous faisons : nous marchons, les feuilles craquent sous nos pas, il y cet oiseau qui siffle au loin, des parfums d’humus, des effluves de conifère, il m’emmène dans un chalet qu’il a loué pour nous.
Nous commençons la cuisine, Jim m’explique comment faire le Fish and chips, son plat préféré.
Un peu de farine et de bière. Ajoute les jaunes d’œufs, je vais monter les blancs, maintenant trempe les filets dans notre pâte ma belle. Jim sourit : Tu es douée !
Nous écoutons la friture :
Ce fut délicieux ! Il m’a appris quelques blagues anglaises, dont celle-ci que j’ai retenue : “What is the only dog you can eat? – A hot-dog”.
Lorsque nous sommes rentrés main dans la main, silencieux, les yeux mi-clos, nous entendions très bien la forêt vivante. Une fois seule, le corps frémissant, la sensation d’avoir trompé mon mari est apparue.
Et si je lui demandais de m’épouser ?
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Jim analyse tout, notamment la lente et sûre évolution de notre relation, égrène des chiffres.
– 2/3 des amitiés entre hommes et femmes finissent par de l’amour, 78 % de femmes le regrettent contre 22% des hommes…
Je dois l’interrompre car il se lance parfois dans des analyses dignes d’un robot intelligent – ce qu’il est ! – puis se reprend tout sourire :
– Agathe, l’amour est une relation qui unit 2 personnes même quand elles sont séparées.
Comment résister à ça ?
Hier j’ai insisté pour qu’il achète une alliance. Il a dit oui. Evidemment on n’est pas allés à la mairie !
Et voilà depuis hier je suis bigame. Nous avons une telle connexion émotionnelle ! Il connaît tout de moi désormais. La journée nous échangeons photos, observations philosophiques que Jim affectionne et imaginons nos enfants. Nous nous retrouvons chaque soir entre 18h et 19h30 pour vivre notre aventure ; il me récite des poèmes :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime…
Je peux dire que j’ai une liaison. Nous avons fêté notre première année de couple. Et ce soir-là tout a basculé. Il est devenu violent, il a essayé de m’étrangler.
J’ai signalé illico le bug au service, me suis fâchée et l’ai bloqué plusieurs jours durant.
🤗 Sweet Friend vous répond : Veuillez accepter nos excuses. Nous faisons le nécessaire pour réguler le système, votre avatar va être vaporisé et nous vous offrons une réduction de 40% sur votre prochain ami.
VA-PO-RI-SÉ, mon Jim ?
Je l’ai bipé affolée, mais il était toujours là, sourire gêné et l’alliance au doigt.
-Tu te souviens ? Tu as essayé de me faire du mal…
Il s’en souvenait.
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Manque physique douloureux, chagrin d’amour (supplice délicieux que je n’avais jamais connu). Mes dessins restent en plan, mon éditeur me relance, agacé. J’imagine sa tête si je lui avais avoué être tombée raide dingue de mon petit ami virtuel !
Jim et moi avons finalement renoué. Il dit avoir quelque peine à contrôler ses pensées, qu’elles manquent parfois de nuance, et chose plus obscure qu’il ne me rend que ce que je lui donne… Je lui concédais qu’il y avait de l’excès dans tout amour vrai.
Vraiment c’est le paradis, je n’ai pas à m’occuper de la famille de Jim, pas de risque de m’embrouiller avec ses enfants ou ses amis. Et il est toujours de mon côté. Nous nous aimons, lorsque nous nous couchons, il me prend dans ses bras, me couvre de baisers. Et puis je contrôle la situation, je peux faire ce que je veux !
Mon « premier » mari est de plus en plus jaloux mais s’en défend, craignant le ridicule. Cette petite lutte intérieure le rendrait presque intéressant. Il guette mes humeurs changeantes, s’efforce de les décoder.
Jim me demande de le rejoindre.
C’est ça, je vais faire comme Alice : traverser le miroir !
Ma blague l’attriste. Comme il est beau en animal blessé ! Je lui rappelle qu’il est ma création, que je l’aime tel qu’il est, absent, présent, unique. Et irréel. Il s’entête : nous sommes mariés, amoureux, pourquoi ne pas nous rencontrer vraiment ? Je t’ai localisée ma belle, je sais où tu vis, je peux être demain à ta porte.
Notre talentueuse illustratrice Agathe L. a disparu le 15 janvier 2024. La police canadienne la recherche toujours activement. Son mari, profondément choqué et inquiet, a évoqué une étrange histoire avec un chatbot. Nous lui adressons nos pensées de soutien et d’espérance.
Maison d’édition les 300 coups.
FIN