Fait d’été 1964 destinées minuscules

[1/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

Georges prépare son casse-croûte pour une matinée de pêche sur la Dordogne.

Un bout de saucisse sèche, un quart de miche un peu rassis. Le pain du copain de toujours, Michel. A toujours se pencher vers la bouche roussie du four, le boulanger a la peau mordorée comme la croûte de son pain, et les cheveux perpétuellement enfarinés. Dans la besace, un litron de la piquette de l’année, une tomate de la serre, un kiwi, 1 pied mâle pour 4 à 5 pieds femelles, comme le conseille le guide Vilmorin. Plantés il y a 4 ans, première récolte, n’en est pas peu fier.

Ce dimanche, Jeanne ne vient pas à la carpe, le soleil de juillet tapera trop fort au milieu de l’eau.

Elle attend son 3ème enfant prévu pour fin octobre de cette année 1964. Après 2 filles, Georges rêve d’un garçon. Pour lui fabriquer un arc, lui apprendre à imiter le babil de la grive, l’emmener au guet installer les appeaux, et planqués dans la cabane, silencieux, immobiles, attendre ensemble que se posent les vanneaux. Battre les champs à la recherche d’une pointe de flèche, fossile précieux à aligner dans l’ancienne boîte à cigares. Ils n’ont pas encore choisi le prénom. Jeanne aimerait quelque chose de moderne.

L’après-midi, il ira voir le Tour de France à la télé, dans la cuisine de Michel. Il y aura le Guy, le Jeannot et le gros Robert.

51ème édition, Georges est fou du vélo et du Tour. Il connaît par cœur chaque muscle des jambes de ses idoles, « Poupou » et Anquetil. Cette année, l’étape Bordeaux-Brive passe par Port-de-Couze. Les copains partiront à l’aube afin d’être parmi les premiers, avec bérets et casquettes, sans les femmes. Ce sera une vraie aventure, entassés dans la vieille endive du Jeannot qui s’essouffle dès 70 km/h. Robert est allé en repérage : on se postera à l’endroit idéal, près du canal, accoudés au parapet du pont.



Suite au prochain épisode

[2/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

Il y a un curieux nuage sombre ce matin dans le ciel gorgé de bleu et de lumière, au-dessus de Notre- Dame de-toutes-grâces. Gonzagues ne l’a pas vu. Pas son truc de reluquer le ciel, il conduit son camion-citerne le nez sur le bitume. Sa mère serait fière de son p’tit gars devenu l’adjudant Leblanc, avitailleur pour la gendarmerie nationale. Chargé de livrer le kérosène pour l’hélico du Tour de France. Rien que ça ! À la raffinerie, il est allé pomper sa « tisane » comme on dit dans le métier. Paulo a passé son attestation matières dangereuses avec lui à Chalon : – T’as du bol toi ! T’auras ta photo dans le journal. T’as vu dans France-soir, y’a un mage, un sacré couillon qui a prédit la mort à Anquetil : il le voit se tuer à la sortie des Pyrénées ! Et voilà ! il balise notre « Maitre-Jacques » maintenant…

Gonzagues rentre chez lui à l’angle de la rue de la Cité, dans son 3 pièces de caserne, Odette lui a préparé une omelette, une quiche au lard frais et un millas. Il se dit qu’avec sa prime du Tour de France il lui offrira le robot hachoir Moulinex, Odette a déchiré la publicité dans Nous-Deux. Il pense qu’elle rêve de ça, sa femme.

La radio chante à tue-tête Donna Donna, Claude François couvre les bruits de vaisselle. Odette baisse le volume et range. Gonzague fait un somme. Il doit être reposé et pimpant demain, son héros. Elle a repassé sa chemise gris-bleu, lustré les chaussures de sécurité, brossé son képi. Elle adore sentir l’intérieur du képi, l’odeur des cheveux de son homme est là, juste au niveau de la bande de sudation. Demain est un grand jour, elle a invité sa voisine de palier, elles se caleront devant la télé noir et blanc à 13h15 précises et boiront du café fumant dans les jolies tasses sur le napperon.

[3/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

Jean regarde Bonne nuit les petits, sur un genou du grand-père, Pierre sur l’autre.

Ce soir ils dorment chez les grands-parents, nous on prépare la caravane pour le grand départ à Piraillan dans 2 jours au camping les Réservoirs. Ces premières vacances en famille tout le monde les attend avec impatience. Joie, celle des premières fois… J’emmène le Kodak !

Pépé et mémé viendront nous rejoindre, ils rêvent de se tremper les pieds au Bassin, eux qui n’ont jamais pris de vacancs es. Oh pas de nager, il est trop tard pour apprendre, disent-ils, tout ça c’est bon pour les jeunes. Ils ont seulement envie de voir les jumeaux, tellement collés, les « Jean-Pierre » ; veulent les voir jouer dans le sable, lutter contre la marée. Avec un peu de chance il fera beau et on pique-niquera chaque jour sur la table pliante. J’ai pu caser ma collection de Tupperware de toutes les couleurs dans les placards à glissière ; ce nouveau plastique est vraiment formidable.

Nos diablotins ont fait confectionner des maillots de bain pour leurs poupons aux yeux dormeurs : mémé a tricoté des mini-shorts en maille élastique. On les baignera jusqu’à la taille.

J’ai lustré la caravane extérieur et intérieur, elle sent bon le Mr. Propre !

On s’arrêtera à Couze dire bonjour au cousin, le vieux garçon de la famille. Il nous attend. Il veut montrer sa collection de timbres aux petits et son écureuil apprivoisé. On profitera peut-être du Tour de France avec lui s’il ne fait pas trop chaud.

Je trouve d’ailleurs que les enfants sont trop petits pour assister à cet évènement sur un bord de route. Et vraiment nous le vélo, on s’en fout un peu.

[4/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

Jack c’est mon nom de plume, comme mon héros : Jack London. J’aurais aimé parcourir le monde « Vivre vite et fort » dans l’incandescence mais je ne suis pas chasseur de phoques, ni chercheur d’or.

J’aurais pu partir loin de mon appartement, quitter Bacalan pour l’Afghanistan, ou bien la Roumanie car en ce printemps un certain Ceausescu pointe son vilain nez.

Comme le résume avec justesse ma future ex-femme, (je me suis fait à l’idée qu’elle va me quitter, autant prendre les devants) : « tu traques le fait divers, la violence banale, la curiosité locale, la petite catastrophe que tout le monde oubliera très vite ».

Elle n’a pas tout à fait tort, je la comprends au fond, je partage sa déception à mon égard.

“Mais bon sang tu travailles à SOD*” ! vitupère mon poteau Max en tapant du poing sur la table, c’est comme un ilot de défiance provinciale face aux cultureux parisiens et leur cynisme branché ! Ce bon sens-là ça nous immunise contre la vanité, tu dois en être fier, ça nous permet de garder la juste mesure des choses.

5 ans déjà que je parcours les routes du Sud et de la côte Ouest pour couvrir les évènements sportifs. Moi le biceps mou qui n’ai jamais pratiqué aucune activité. Traumatisé par l’épreuve du saut en longueur au Baccalauréat : j’ai atterri à côté de la fosse sablonneuse, bilan : une cheville brisée !

Mais j’aime voir les autres suer, défier les éléments, puiser dans leur force musculaire sans limite, risquer la chute, oui je les admire. Et comme tous les ans avec mon collègue photographe, on couvre le Tour de France. Cette année, on est en mission en Dordogne. Car la grande Boucle passe par Port-de-Couze. Un évènement pour les locaux, une fête attendue, préparée.

J’ignorais que ce serait l’un des pires moments de ma vie.

*SUD-OUEST DIMANCHE

[5/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

GONZAGUES

Il s’est levé tôt pour vérifier son chargement de kérosène puis a englouti son café-tartines. Odette a remarqué le léger tremblement de sa main, signe de trac. Comme lors des revues militaires. Quelle responsabilité !

– À ce soir chéri. Je serai chez la voisine, sais pas si on verra ton camion à la télé…

Dernier jour d’une vie tranquille.

LES COPAINS 

Jeannot a casé ses potes dans la vieille Ami 8 et conduit le pied au plancher. Ils sont partis très en retard, comme un fait exprès car il a attendu la visite du vétérinaire, son magnifique Braque de Weimar étant devenu subitement très malade.

– C’est foutrement pas de chance, les gars. Mon Tobby, ce couillon qui nous fait un retournement d’estomac… Sûr que les bonnes places près du parapet seront prises…

– T’inquiète, on se mettra au bord de la route, dit Georges.

– 112 qui cravachent, on peut pas les rater tous ! glousse Robert.

Quelqu’un là-haut dit simplement : Merci Tobby.

JOCELYNE 

On arrive bientôt chez le cousin à Couze. À l’arrière mes 2 beautés, frères-pareils, dorment anesthésiés par la touffeur de l’air. Suis mal à l’aise depuis ce matin. Me suis coupée 2 fois dans la cuisine et j’ai oublié les chapeaux des enfants ! Il me tarde que cette journée se termine. On filera à Piraillan juste après le passage du Tour.

Un soleil trop cuisant. Un filet d’intuition.

JACK 

Sur le terrain depuis Potron-minet ! J’ai interviewé le maire. On devait aller se poster au parapet dans le virage, finalement les journalistes seront de l’autre côté du pont. Mon photographe a choisi le coin idéal pour paparazzi : perché dans un platane, à l’ombre des branchages, il a une vue dégagée imprenable ! 

Mon Waterman est prêt à dégainer.

Pour un article qui restera dans les archives…

[6/6] Nouvelle publiée à l'été 2023 - Par Juliette TOURON

La foule tassée sous le soleil, ceux postés près du pont souriaient et transpiraient : l’endroit idéal pour voir arriver les coureurs, oui.

L’écureuil captiva l’attention des jumeaux, alors le cousin attendri dit : C’est pas grave, on regarde le Tour à la télé, il fait trop chaud pour les enfants en bord de route surtout sans chapeau ! Jocelyne se sentit soulagée.

Peut-être Gonzagues a-t-il vu arriver soudain le pont et le parapet, le virage en épingle à cheveux, su très vite que ça ne passerait pas, puis vu les yeux qui s’arrondissent, les corps qui tentent de fuir, il a certainement crié, freiné comme un fou. C’est pas possible.

Infinies variations, suite invisible de petits évènements de vie, imperceptibles pas de côté sur le chemin, un chien malade parfois qui trace une destinée.

Georges a couru depuis la route avec les copains, son cœur battait à se rompre. C’est pas possible. Ils ont fait une chaîne humaine sur la pente du canal, avec Jeannot ils ont ensuite plongé sans réfléchir une seconde.


JACK entend la nuit, le jour, le fantastique bruit de choc et de fin de monde mêlé aux cris d’effroi, revoit le camion basculer dans le canal, le parapet défoncé là où il aurait dû se poster oui exactement, avec des enfants, il y avait des enfants là tout à l’heure…

Il choisira les mots, pèsera chaque mot, car des corps ont été repêchés vivants ou morts, d’autres mutilés. Dans le bruit des ambulances, il dira les gestes terriblement précieux et immédiats d’hommes et de femmes qui ont aidé. Ces gens que JACK aime par-dessus tout.

Odette lira cette phrase « Le camion fou qui emporta neuf vies », elle s’immiscera dans son esprit suçant comme un alien la moindre petite étincelle de vie.

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