AIMER LES BÊTES

[1/3] Aimer les bêtes - Par Juliette TOURON

La chatte est sur le toit. Les miaulements sont longs et sourds, empreints de détresse : Sauvez-moi ! Je suis coincée là-haut et incapable de descendre seule.

La maison n’est pas haute, c’est une maison sur un niveau accolée à celle des voisins, laquelle la surplombe d’un étage. La petite maison est mitoyenne d’une haute bâtisse écrasante et fringante, celle des voisins riches dont l’ombre l’été obscurcit la pièce d’entrée – qui est aussi la salle à manger, le salon et la cuisine – et assombrit le devant-de-porte. Il faut attendre la fin de l’après-midi pour profiter de la lumière du ciel. Ou courir au jardin pour goûter le soleil.

La chatte est aimée. Il y en a 3 dans la famille. Une isabelle-calico douce comme un carré de soie, un mâle noir aux yeux verts, de père inconnu et de mère siamoise. Affolant, majestueux. Sa mère la siamoise a une robe aux reflets argent contrastés, des yeux bleus intenses, le poil ras et la queue courte, elle déambule comme un fauve sec et précis. C’est elle qui est là-haut, piégée.

Mon père a appuyé l’échelle en bois contre le rebord du toit. Qui pourrait laisser la fine féline se désespérer plus longtemps ? Cette chatte a le vertige, c’est ainsi. Un jour je l’avais récupérée geignant de terreur alors qu’elle était juchée dans un figuier juste au-dessus de ma tête, j’avais 8 ou 9 ans. Elle aurait pu amorcer sa descente en deux bonds, ou se faufiler le long des rameaux du figuier étagés presque jusqu’à terre.

Mais voilà le vertige ça peut vous prendre sur la première marche d’un escabeau, sur une plaque en mousse de 30 cm chez le kiné après un traumatisme. Impossible de sauter par terre. Comme si on s’élançait dans le vide… C’est ridicule, on n’a plus confiance en soi, voilà tout.

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J’avais réussi à la saisir par les reins et projetais de la consoler dans mes bras, mais une petite seconde elle fut au-dessus du vide, eut un mouvement de panique, se débattit et me griffa au visage. Sérieusement mais esthétiquement : deux traits parallèles, deux cicatrices parfaitement symétriques qui ensuite me sont devenues familières, restées au-dessus de ma bouche durant de longues années. Un jour, adulte, je les ai cherchés ces traits blancs d’un instant d’enfance. Disparus.

Il pleuvait un peu. Le père avait pris la situation en mains. Il montait en la rassurant « Là, je viens, n’aie pas peur… »

Nous étions en bas avec ma mère et mémé qui craignait pour son fils : « Va pas te foutre en l’air pour un chat ».

On laisse pas un animal souffrir. Point. Nous étions entourés d’animaux domestiques, on les nourrissait, on les choyait, et pour certains, on les mangeait. Régulièrement. Attrapés, saignés, dépecés, cuisinés. Chats et chiens vivaient près de nous, le bâtard donné par une gitane, le chien du vieil Emile, choqué après un incendie dont il fut le seul rescapé. Venaient ensuite les chiens de chasse choisis par mon père pour leurs différents talents. Et jamais personne ne remit en question les dépenses en soins vétérinaires et les kilomètres en 2CV pour les confier au meilleur spécialiste, et on renonçait à un pull ou une nouvelle paire de chaussures. Depuis le dernier barreau il s’était hissé sur le toit.

– Viens ma minoute… Je l’ai !

On le vit réapparaître la tête de la chatte cachée dans le creux du bras miaulant en sourdine et gigotant, puis commencer à descendre à reculons.

– Je vais la lâcher, sortez-vous !

On vit la chatte dégringoler au-dessus de nos têtes, dans le même temps, on entendit le craquement, un juron, un choc. Et puis le silence.

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Mon père à terre ne semble pas souffrir. Ma mère agenouillée, considère la chose :

– Nom de Dieu ! c’est le poignet.

Enflé déjà, avec la main qui pendouille sans plus d’attaches.

Ma mère a l’habitude, sans aucune connaissance médicale, elle fait les piqûres dans le village, change les pansements, extrait les épines, soigne les escarres… Elle a une trousse remplie de Synthol, de Mercurochrome, de Bétadine, etc.

Elle aide mon père à se caler contre le mur, immobilise l’avant-bras le long de son torse et crée une attelle avec un bout de bois et son foulard.

La voisine a passé la tête par-dessus le mur, elle a le téléphone, elle a couru appeler le médecin.

La douleur vient. Mon père grimace. L’aspirine pétille, se désagrège, c’est ce qu’on écoute en se regardant. Comment c’est arrivé ?

– Le barreau a pété, voilà tout, dit ma grand-mère.

Opération, deux mois d’immobilisation. Plâtre et compagnie. Mon père amputé d’une main provisoirement, d’un de ses outils de travail. Ses belles mains utiles, besogneuses, frappées de la couleur de la mécanique et travaillant de concert, se trouvaient soudainement disjointes.

Pas d’assurance, le prix de l’indépendance. On a vendu le vaisselier de mémé à un brocanteur. Ensuite elle a plus que de coutume puisé dans ses billets de 100 francs, dans la maigre et précieuse retraite planquée dans le tiroir.

Mon père a cherché à tromper le temps. Je lisais près de lui. Des journées à lire. Il s’était replongé dans les témoignages des rescapés d’Auschwitz, dans L’espèce humaine d’Anthelme paru en 78. On révisait mes leçons d’histoire, son dada.

Il accepta de faire l’un de mes dessins de sa main droite agile et libre afin que j’aie une bonne note. Je n’entendais rien au dessin, lui excellait. Il réalisa une fusée au décollage avec mes crayons de couleurs crissant sur le Canson, un envol magnifique dans des fumées flamboyantes, vers un ailleurs, vers une trouée d’azur.

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